Mehdi Hasan contribue régulièrement par des tribunes libres dans la presse anglaise au débat sur l'Islam et le monde musulman (son expression est « le monde majoritairement musulman »).
Il entend ici répondre de manière argumentée à ceux qui en Occident appellent à une réforme de l'Islam. Les quelques exemples qu'il donne viennent des Etats Unis, mais on aura vite fait de trouver leurs équivalents das les milieux politiques et médiatiques hexagonaux.
Mehdi Hasan est aujourd'hui journaliste présentateur à Al Jazeera anglaise et a été directeur de rédaction au New Statesman (un magazine politique britannique proche du travaillisme).
Pourquoi l'Islam n'a pas besoin d'une réforme
Ceux qui appellent de leurs vœux un « Martin Luther musulman » devraient réfléchir
par Mehdi Hasan, The Guardian (UK) 17 mai 2015 traduit de l'anglais par Djazaïri
Ces derniers mois, les appels stéréotypés à une réforme de l'Islam, une religion vieille de 1 400 ans, se sont multipliés. « Nous avons besoin d'une réforme musulmane, » annonçait Newsweek. « L'Islam a besoin d'être réformé de l'intérieur, » disait le Huffington Post. Après le massacre de janvier à Paris, le Financial Times approuvait ceux qui, en Occident, considéraient que le président laïque de l'Egypte, Abdel Fattah el-Sisi, « pouvait se révéler être le Martin Luther du monde musulman. » (La chose pourrait s'avérer difficile étant donné que Sisi, selon les termes de Human Rights Watch, a approuvé des « attaques meurtrières préméditées » contre des manifestants généralement non armés, qu'on pourrait assimiler à des « crimes contre l'humanité. »)
Et puis il y a Ayaan Hirsi Ali, l'essayiste d'origne somalienne, athée et ex-musulmane qui vient de publier un nouveau livre intitulé « Heretic : Why Islam Needs a Reformation Now (hérétique, pourquoi l'Islam a besoin d'une réforme maintenant). On l'a vu apparaître sur les plateaux de télévision et dans des tribunes libres pour exhorter les Musulmans, libéraux comme conservateurs, à abandonner certaines de leurs croyances religieuses centrales et à s'unir derrière un Martin Luther.La question de savoir si des Musulmans de base vont régir positivement à un appel à la réforme venant d'une femme qui a qualifié leur religion de « culte de la mort destructeur et nihiliste » qui devrait être « écrasé », et a proposé que Benjamin Netanyahou reçoive le prix Nobel de la paix, est une autre affaire.
Ce discours n'est pas nouveau. Thomas Friedman, le célèbre éditorialiste du New York Times, avait appelé à une réforme de l'Islam dès 2002 ; les universitaires américains Charles Kurzer et Michaelle Browers ont situé les origines de cette « analogie avec la réforme [protestante, NdT] au début du 20ème siècle et observent que des « les journalistes conservateurs étaient aussi impatients que les universitaires libéraux dans leur quête de Luthers musulmans. »
'L'Islam n'est pas le christianisme. Ils ne sont pas analogues, et c'est faire preuve de beaucoup d'ignorance que de prétendre qu'il en est autrement. Apparemment, quiconque veut gagner la guerre contre l'extrémisme violent et sauver l'âme de l'Islam, sans parler de transformer un Moyen Orient qui stagne, devrait être pour un tel processus. Après tout, le christianisme a eu la Réforme, argumente-t-on, qui a été suivie par les Lumières ; par le sécularisme, le libéralisme et la démocratie européenne moderne. Alors pourquoi l'Islam ne pourrait-il pas faire pareil ? Et l'Occident ne pourrait-il pas proposer son aide ?
la réalité est cependant que les discours sur une réforme de l'Islam comme celle qu'a connue le christianisme est très fortement teinté d'hypocrisie. Examinons l'idée d'un « Luther musulman ». Luther ne s'est pas contenté de placarder 95 thèses sur la porte de l'église du château à Wittenberg en 1517, dénonçant les abus des ecclésiastiques de l'église catholique. Il exigeait aussi que les paysans allemands en révolte contre les seigneurs féodaux soient « mis à mort », les comparant à des « chiens fous », et il avait écrit « Des Juifs et de leurs mensonges » en 1543 où il parlait des Juifs comme «peuple du diable » et appelait à la destruction de leurs maisons et de leurs synagogues. Comme l'a observé le sociologue et spécialiste américain de l'holocauste Ronald Berger, Luther avait participé à faire de l'antisémitisme un « élément central de la culture et de l'identité nationale allemande. » Pas vraiment un exemple de réforme et de modernité pour les Musulmans en 2015.
La réforme protestante avait aussi ouvert la porte à une effusion de sang sans précédent à l'échelle continentale. Avons-nous oublié les guerres de religion en France ? Ou la guerre civile anglaise ? Des dizaines de millions d'innocents périrent en Europe ; on pense que 40 % de la population de l'Allemagne a trouvé la mort pendant la guerre de trente ans. Est-ce que c'est ce que nous voulons qu'endure maintenant la partie du monde en majorité musulmane déjà en proie à des conflits sectaires, des occupations étrangères et au legs du colonialisme, uniquement au nom de la réforme, du progrès et même du libéralisme ?
'L'Islam n'est pas le christianisme. Les deux religions ne sont pas analogues, et c'est faire preuve de beaucoup d'ignorance, voire de condescendance, que de prétendre qu'il en est autrement – ou d'essayer d'imposer une vision eurocentrique et parfaitement linéaire de l'histoire à des pays à majorité musulmane très divers en Asie ou en Afrique. Chaque religion a ses propres traditions et textes ; les adeptes de chaque religion ont été affectés d'une foule de manières par des processus géopolitiques et socio-économiques. Les théologies de l'Islam et du Christianisme, en particulier, sont des mondes à part ; l'Islam par exemple n'a jamais eu de classe cléricale dans le style catholique obéissant à un Pape de droit divin. Alors contre qui devra se faire la « réforme islamique » ? Sur la porte de qui faudra-t-il placarder les 95 fatwas ?
La vérité est que l'Islam a déjà eu sa propre réforme à tous égards, au sens de se dégager des appartenances culturelles et d'un processus de supposée « purification ». El résultat n'a pas été une utopie pluraliste et multi-confessionnelle, une Scandinavie sur l'Euphrate. Elle a produit au contraire... le royaume d'Arabie Saoudite.
N'est-ce pas exactement une réforme qui a été offerte aux masses du Hedjaz par Muhammad Ibn Abdul Wahhab, le prédicateur itinérant de la moitié du 18ème siècle qui avait fait alliance avec la famille Saoud ? Il proposait un Islam austère débarrassé de ce qu'il considérait comme des innovations, il écartait des siècles de tradition intellectuelle et du commentaire, et il rejetait l'autorité traditionnelle des oulémas, ou des autorités [en termes de savoir, NdT] religieuses.
On pourrait même dire que si quelqu'un mérite le titre de Martin Luther musulman, c'est Ibn Abdul Wahhab qui, aux yeux de ses détracteurs, combinait le puritanisme de Luther à l'antipathie du moine allemand à l'égard des Juifs. La position controversée d'Ibn Abdul Wahhab à l'égard de la théologie musulmane, écrit son biographe Michael Crawford, « l'amena à condamner une bonne partie de l'Islam de son époque » et avait entraîné son rejet comme hérétique par sa propre famille.
Ne vous méprenez pas. Des réformes sont évidemment nécessaires dans un monde musulman en crise : des réformes politiques, socio-économiques et, c'est vrai, religieuses aussi. Les Musulmans doivent redécouvrir leur propre héritage de pluralisme, de tolérance et de respect mutuel – incarné, par exemple, dans la lettre du Prophète aux moines du monastère Sainte Catherine , ou dans la « convivencia » 'ou co-existence) de l'Espagne musulmane médiévale.
Ce dont le monde musulman n'a pas besoin, c''est d'appels désinvoltes à une réforme de l'Islam formulés par des non Musulmans et par d'ex-Musulmans, dont la répétition illustre simplement à quel point des commentateurs occidentaux de premier plan sont superficiels, simplistes, a-historiques et même anti-historiques sur cette question. Il leur est beaucoup plus facile, semble-t-il, de réduire le débat complexe sur l'extrémisme violent à une série de poncifs, de slogans et de petites phrases plutôt que d'examiner les causes à la racine de ces tendances historiques ; plus facile de porter au pinacle les détracteurs les plus extrêmes et les plus intolérants de l'Islam tout en ignorant les voix des nombreux militants, savants et universitaires.
Hirsi Ali, par exemple, a eu droit à toute une série de louanges et de questions complaisantes dans le flot d'interviews qu'elel a faites avec des médias américains, du New York Times à Fox News (« Une héroîne de nitre temps », disait un gros titre de Politico). On ne pouvait malheureusement que constater que seul l'humoriste Jon Stewart, dans le Daily Show, s'était soucuié de signaler à Hirsi Ali que son héros réformiste voulait une « forme plus pure de christianisme » et avait contribué à créer « un siècle de violence et de chaos. »
Avec mes excuses à Luther, si quelqu'un veut faire la même chose avec l'Islam aujourd'hui, c'est le chef de l'Etat Islamique en Irak et au Levant (EIIL ou Daesh), Abu Bakr al-Baghdadi qui prétend violer et piller au nom d'une « forme plus pure » de l'Islam – et qui incidemment n'est pas très fan des Juifs non plus. Ceux qui implorent de manière si simpliste, et pas qu'un peu bêtement, pour une réforme de l'Islam, devraient être un peu plus prudents quant à ce qu'ils appellent de leurs vœux.
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