dimanche 8 octobre 2006

L'Algérie, Bush, Al Qaida et la banane

Dans l'article qui suit, il est question de la disparition d'un second front de la guerre contre le terrorisme qu'est supposée conduire l'administration Bush. Lancé comme une savonette aux USA, ce second front a peu été médiatisé en France alors même qu'il recouvre une zone traditionnelle d'influence néocoloniale de ce pays. Selon l'auteur, Jeremy Keenan, qui semble bien informé, l'Algérie ou, plus exactement, ses militaires, ou réseaux militaires (je ne sais pas comment appeler ça pour dire la vérité) qui exercent le pouvoir (ou une partie du pouvoir, je ne sais pas non plus comment dire ça) ont fait en sorte que les USA qui n'attendaient qu'une occasion se décident enfin à traquer Al Qaida au Sahara. Les articles que vous trouverez ici et viendront utilement compléter celui de Keenan.
Keenan attire l'attention sur les conséquences graves de ce second front : conséquences politiques mais aussi économiques désastreuses pour les habitants de la région saharo-sahélienne. A réfléchir pour ceux qui ne comprennent pas pourquoi des migrants viennent frapper à la porte des pays développés.
Et je pense que, comme moi, vous serez stupéfaits de voir que des gens qui peuvent déclencher d'énormes forces de destruction échaffaudent des théories tellement bizarres qu'ils lui donnent le nom d'un fruit, ce qui nous donne la théorie de la banane.
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par Jeremy Keenan, Foreign policy in Focus (USA), 26 septembre 2006. Traduit de l'anglais par Djazaïri
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Tout avait commencé en 2002 avec quelques enquêtes pleines d'incertitude, pauvres en informations mais pleines d'imagination et, dans la foulée, deux hélicoptères qui auraient été perdus dans les étendues désertiques du nord malien. Et puis, en 2003, les USA lancèrent un second front dans leur "guerre au terrorisme" devenue leur priorité absolue.
En collaboration avec son allié régional, l'Algérie, l'administration du président Bush s'intéressait à une bande de territoire en forme de banane dans les régions sahéliennes du sahara méridional et supposée héberger des militants islamistes et des sympathisants d'Oussama ben laden ayant fui l'Afghanistan.
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Même si les USA soupçonnaient vaguement que la région du Sahel pouvait devenir un refuge de terroristes après le renversement des talibans en Afghanistan, leur intérêt pour cette zone s'est accru avec la prise en otages de 32 touristes dans le Sahara algérien. Les USA attribuèrent leur capture en mai 2003 à une organisation islamiste algérienne, le Groupe Salafiste pour la Predication et le Combat (GSPC). L'instigateur présumé de cet acte était le commandant en chef en second du GSPC, connu sous de multiples pseudonymes dont celui d'El Para qui rappelait son passage chez les parachutistes de l'armée algérienne.
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Le GSPC avait séparé les otages en deux groupes détenus à 300 km de distance l'un de l'autre dans le Sahara algérien. Une intervention de l'armée algérienne libéra l'un des groupes. Les ravisseurs emmenèrent l'autre groupe dans le nord du mali avant de les relâcher après le versement d'une rançon qui, dit-on, se montait à 5 millions d'euros. La prise d'otages venait confirmer les soupçons américains. Avant même la libération des otages, l'administration Bush présenta le sahara comme une zone de terrorisme et El Para comme un membre important d'Al Qaida, "l'homme de Ben laden au sahel".
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L'initiative pan-sahélienne
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En Janvier 2004, suite à des visites du Bureau US du contre terrorisme au Tchad, au Mali en Mauritanie et au Niger, l'intitiative pan-sahélienne de Bush (pan-Sahelian Initiative, PSI) débuta avec l'arrivée d'une "équipe anti-terroriste" à Nouakchott, la capitale mauritanienne. La sous-secrétaire d'Etat US Pamela Bridgewater précisait que l'équipe comprenait un groupe de 500 soldats US et le déploiement la semaine suivante de 400 rangers Américains à la frontière thado-nigérienne (en 2005, l'extension de la PSI lui fit inclure la Tunisie, l'Algérie, le maroc, le Sénagal et le Nigéria, l'organisation devenant l'Initiative transsaharienne contre le terrorisme).
Fin janvier 2004, les forces maliennes et algériennes, avec dit-on le renfort de troupes US, auraient expulsé le GSPC du nord du mali. Puis, les forces nigériennes et algériennes, épaulées par une surveillance satellitaire US, pourchassèrent les hommes d'EL para à travers les régions nigériennes du Tamesna, de l'Aïr et du Tenéré jusqu'aux monts du Tibesti au Tchad. Là, avec l'aide des avions de reconnaissance US, les forces tchadiennes affrontèrent le GSPC début mars dans une bataille qui dura trois jours et aurait causé la mort de 43 membres du GSPC. El Para réussit à échapper au carnage mais tomba entre les mains d'un mouvement rebelle tchadien. Ce mouvement le garda en otage jusqu'en octobre 2004 avant d'être remis à l'Algérie avec, dit-on, l'aide de la Libye. En juin 2005, un tribunal algérien le reconnut coupable de "d'avoir créé un groupe terroriste armé et semé la terreur parmi la population." El Para fut condamné à la prison à vie.
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En une année, les USA et leurs alliés avaient transformé la région saharo-sahélienne en un second front de la "guerre globale contre le terrorisme." Avant la prise d'otages de mars 2003, aucun acte terroriste, au sens habituel du terme, ne s'était produit dans cette immense région; L'année suivante pourtant, les chefs de l'armée américaine parlaient d'un "essaimage" du terrorisme à travers le Sahel et de la région comme d'un "bouillon de culture terroriste." La zone était sujette, selon le vice-commandant du commandement US en Europe, le Général Charles Wald, à un "abcès terroriste" que "nous devons crever." Stewart Powell, s'exprimant dans Air Force Magazine, affirmait que le Sahara "est désormais un pôle d'attraction pour les teroristes." Un article du village Voice intitulé "A la poursuite des terroristes dans l'immensité du désert" était typique du battage médiatique de l'époque.
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Mais les événements utilisés pour justifier l'ouverture de ce nouveau front de la "guerre contre le terrorisme" étaient soit de pure fiction, c'est-à-dire qu'ils ne sont tout simplement pas produits, soit fabriqués par les USA et les services de renseignements militaires algériens. El Para n'était pas "l'homme de ben laden pour le Sahara" mais un agent de l'organisme anti-terroriste algérien, la Direction des Renseignements et de la Securite (DRS, ex Sécurité Militaire). Beaucoup d'Algériens pensent qu'il a suivi une formation de Béret Vert (forces spéciales US) à Fort Bragg en Caroline du Nord dans les années 90.
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Pratiquement toutes les déclarations faites par les Algériens au cours de l'affaire des otages sont aujourd'hui reconnues comme fausses. Aucune force combinée n'a traqué El Para à travers le Sahel. El Para n'était même pas avec ses hommes lorsque ceux-ci cherchaient un guide dans le massif de l'Aïr et étaient photographiés par des touristes. Même chose pour la fameuse bataille au Tchad, aucune preuve de sa réalité. Les chefs du mouvement de la rebellion tchadienne disent qu'elle n'a jamais eu lieu, tandis que les nomades, après deux années de parcours dans le secteur n'ont pas encore trouvé une seule cartouche ni le moindre indice matériel.
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Comment et pourquoi une telle supercherie? Répondre au "comment" est simple. Tout d'abord les services de renseignements US et Algériens ont adressé un flux d'éléments de désinformation à une cohorte d' "experts" en terrorisme, d'idéologues conservateurs et de journalistes complaisants qui ont procédé à un tir de barrage médiatique. Ensuite, si une histoire doit être fabriquée, il importe que son lieu de déroulement soit éloigné et difficile d'accès. Le Sahara est l'endroit idéal : plus vaste que les USA et effectivement inaccessible au public.
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Le "pourquoi" a beaucoup à voir avec la "théorie bananière" du terrorisme, désignée ainsi en raison de la route en forme de banane que, selon Washington, les terroristes délogés d'Afghanistan empruntaient pour traverser les pays du sahel pour rejoindre les militants islamistes du Maghreb. Les preuves concrètes à l'appui de cette théorie faisaient défaut. L'extrémisme islamiste était peu ou pas présent au Sahel avec aucun cas de terrorisme indigène et aucune preuve convaincante que les "terroristes" d'Afhanistan empruntaient cet itinéraire.
Washington semble s'être fondé sur des sources non publiées et des articles de presse algériens sur les activités de banditisme et de contrebande de Mokhtar ben Mokhtar. Washington avait aussi mal interprété la nature du mouvement Tablighi Jama'at dont les quelques 200 membres au mali sont surnommés les "Pakistanais" car le siège de cette secte se trouve au pakistan. En fin de compte, les services des gouvernements locaux ont dit aux officiels US ce qu'ils voulaient bien entendre.
En dépit du manque d'indices sérieux, Washington percevait le front saharien comme la clef de voûte d'une militarisation de l'Afrique, d'un meilleur accès à ses ressources pétrolières (l'Afrique fournira 25 % des hydrocarbures US vers 2015) et du maintien de l'implication européenne dans le programme anti-terroriste US. Plus important encore, un front saharien renforçait les informations sélectionnées avec soin par la haute hiérarchie du pentagone pour justifier la guerre contre l'Irak en démontrant que l'influence d'Al Qaida s'était étendue vers l'Afrique du Nord.
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L'Algerian connection
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L'intérêt de Washington pour le Sahel et son manque de connaissance de la région ont été une aubaine pour l'Algérie et ses objectifs propres.
Les Etats occidentaux, au fait du rôle de l'armée algérienne dans la "sale guerre" des années 90 contre les extrémistes islamistes, se montraient de moins en moins enclins à lui vendre des armes par crainte de représailles de la part des islamistes et pour éviter les critiques des organisations des droits de l'Homme. Il s'ensuivit que l'armée algérienne se retrouva progressivement sous-équipée et de plus en plus soucieuse d'acquérir des systèmes d'armes modernes et high-tech, notamment des équipements de vision nocturne, des radars sophistiqués, un système de surveillance intégré, des équipements de communications tactiques et certains systèmes d'armes offensifs. Alors que l'administration Clinton avait gardé ses distances, le président Algérien Abdelaziz Bouteflika avait figuré parmi les premiers invités à venir à Washington. Bouteflika avait alors dit à son homologue US que l'Algérie voulait des équipements particuliers pour maintenir la paix, la sécurité et la stabilité.
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Le 11 septembre 2001 a été une occasion en or pour les deux régimes, particulièrement pour l'Algérie qui a vendu son "expertise" en contre-terrorisme à Washington sur la base de sa longue "guerre" des années 90 contre le terrorisme, guerre qui a causé la mort de 200 000 personnes.Ce terreu commun de la "guerre contre le terrorisme" a été le fondement de nouvelles relations algéri-US. En 2002, cependant, l'Algérie s'en prenait publiquement aux USA pour leur lenteur à tenir leurs promesses en matières de fournitures militaires. Mais la prudence de Washington était justifiée par le fait que l'Algérie surmontait son problème "terroriste" et, en conséquence, n'avait plus besoin de tels équipements sophistiqués.
El Para venait prouver que le "terrorisme" était loin d'être éradiqué en Algérie et que le militantisme islamiste touchait désormais le Maghreb et le Sahel. Les activités d'El para ont ont non seulement diminué la réticence de Washington à soutenir militairement l'Algérie mais aussi fourni le chaînon manquant dans sa théorie de la banane du terrorisme.
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Lequel a manipulé l'autre n'a guère d'importance, même si les lacunes des USA en matières de renseignements de terrain et leur goût pour les informations non vérifiées les ont sans doute rendus particulièrement réceptifs à l'appât présenté par les services de renseignements militaires algériens. La situation ressemblait à la manipulation des services de renseignements américais par Ahmad Chalabi dans l'engrenage qui a abouti à l'invasion de l'irak en 2003. Toutefois, alors même que l'Algérie a certainement dupé les services de renseignements US, la fabrication de l'ensemble de ce soit-disant "second front" impliquait la collusion des deux parties. La surveillance par les USA de la situation des otages, et le recours aux avions radars AWACS plaide pour une participation volontaire de Washington.
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Le front s'effondre
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La supercherie du second front a causé des dégâts considérables chez les peuples et dans les sociétés de la région saharo-sahélienne. Le lancement du front saharien de la "guerre contre le terrorisme" a provoqué une grande colère, frustration, rebellion et instabilité politique à travers toute la région.
Le putsch réussi en Mauritanie, la révolte targuie au mali et au Niger, les émeutes dans le Sud algérien et la crise politique au Tchad sont des conséquences directes de cette politique. Cette politique a aussi ruiné l'activité touristique dans la région, privant de revenus des familles dans toute cette région, poussant des centaines de jeunes dans la contrebande et le trafic afin de survivre. A Washington, les mêmes personnes qui avaient échoué à trouver des armes de destruction massive en Irak et des liens entre Al Qaida et saddam Hussein s'affairent maintenant à cataloguer ces innocentes victimes de la politique étrangère américaine comme "terroristes" putatifs.
Heureusement pour les peuples de la région, ce "second front" est en voie d'effondrement. Les hauts commandants régionaux US ont reconnu devant un journaliste Allemand au printemps dernier que leurs prédécesseurs au commandement européen avaient démesurément gonflé le problème terroriste. Entre-temps, le comportement sans scrupules de l'Amérique dans la région pourrait être étalé au grand jour par la récente enquête du président Bouteflika sur la fraude et la corruption qui impliquent une filiale de Halliburton, la société Brown & Root Condor (BRC), société de droit algérien mise en place par Dick Cheney en 1994.
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L'administration Bush avait fabriqué tout un front de la "guerre contre le terrorisme" pour servir ses propres objectifs politiques. Son culte du secret n'a rien à voir avec des raisons de sécurité nationale mais vise à cacher ses mensonges. C'est pourquoi la Commission sénatoriale du renseignement ne se presse pas dans son enquête sur Douglas Feith et son rôle dans le controversé Office of Special Plans du Pentagone. L'enquête rique d'ouvrir "un panier de crabes encore plus énorme" prévient un ancien officier des services de renseignements.
L'effondrement du second front pourrait avoir des répercussions importantes sur la "guerre US contre le terrorisme." De manière générale, il va affaiblir encore plus la crédibilité de l'administration Bush et renforcer la conviction de plus en plus répandue que beaucoup de ce qu'elle a dit sur le terrorisme est tout simplement faux.
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Si les conséquences seront mineures dans les pays avec lesquels les relations avec les USA sont déjà au plus bas, elles seront bien plus graves pour des pays, tels les membres de l'Union Européenne, dont un soutien minimum est toujours nécessaire. Le scepticisme croissant de l'opinion devant les affirmations de l'administration Bush au sujet du terrorisme et la désapprobation de la conduite de la "guerre contre le terrorisme" ont contraint les gouvernements de beaucoup de ces pays à reconsidérer l'étendue et la nature de leur soutien aux USA. Cette érosion de la crédibilité US affectera les administrations américaines à venir, même celles qui tenteront de réformer la politique étrangère US.
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Cet imbroglio nord-africain est lourd de graves conséquences pour les principaux alliés des USA dans cette affaire. En Algérie, au Mali, au Niger, au Tchad et dans la Mauritanie d'avant le putsch, l'ouverture du front saharien s'est accompagné d'un accroissement de la répression contre les civils.
Ne soyons donc pas surpris si l'effondrement de ce front est marqué par l'émergence de flambées de révoltes contre ces gouvernements et en consaquence d'une augmentation de l'instabilité et de l'insécurité. Par une terrible ironie du sort, la tentative de lutter contre le terrorisme dans une région qui en était dépourvue produit exactement les effets que le gouvernement US prétendait éliminer au départ.
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Jeremy Keenan est professeur d'archéologie et d'anthropologie à l'université de bristol. Il est aussi professeur associé à l'nstitute of Arab and Islamic Studies de l'université d'exeter où il dirige le programme d'études sahariennes.

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