jeudi 12 mai 2011

La Libye et le fardeau de l'homme blanc


Certains parlent d’impasse en Libye, d’autres, comme Pepe Escobar de bourbier pour l’OTAN. Difficile de dire si ce jugement est fondé car si on voit mal les forces du colonel Kadhafi retourner la situation militaire en leur faveur, faute notamment de maîtrise de l’espace aérien,  on voit mal aussi comment son régime pourrait tenir dans la durée face à l’action combinée des rebelles désormais conseillés sur le terrain pas des soldats Occidentaux et surtout de l’aviation et des missiles de l’OTAN.

Or le temps semble bien être la dimension majeure de ce conflit car plus il durera, plus il rencontrera d’opposition dans le monde et plus il sera susceptible de provoquer des dissensions dans le camp des agresseurs. L’annonce par le gouvernement norvégien de la non prolongation de la participation de son aviation aux opérations militaires en Libye après le 24 juin est peut-être un signe avant-coureur des craquements qui pourraient se produire.

Mais revenons à Pepe Escobar qui nous livre sa vision des affaires internationales à la lumière de l’assassinat d’Oussama ben Laden et surtout des événements en Libye. Lancée sous des prétextes humanitaires, et annoncée comme l’application d’un nouveau principe, la responsabilité de protéger (R2P) qui incomberait aux puissances de l’axe du bien, il s’avère que ce principe mis en vogue d’abord par un célèbre French doctor n’est en fait qu’une resucée du bon vieux « fardeau de l’homme blanc » cher aux colonialistes.
Un bon article qui nous présente l’intervention en Libye pour ce qu’elle est, une manœuvre cynique au service des intérêts propres à certaines puissances.

par Pepe Escobar, Asia Times (Hong Kong) 12 mai 2011 traduit de l’anglais par Djazaïri

Commençons par invoquer une icone de la culture européenne, Dante; « Abandonne tout espoir, toi qui entre ici » -  parce que le droit international tel que nous le connaissons vient de recevoir un cou de couteau en plein cœur. Le « nouveau » darwinisme sociopolitique a pour corollaire le néocolonialisme humanitaire, les assassinats ciblés – des exécutions extrajudiciaires – et les guerres avec des drones; le tout au nom d’un fardeau de l’homme blanc remis au goût du jour.

Dans le tourbillon de mensonges et d’hypocrisie qui submerge la mission pour tuer ben Laden, le principal fait qui concerne la justice est comment un homme, nom de code « Geronimo », sans armes a pu être capturé vivant et exécuté sommairement devant une de ses filles – après une incursion éclair ans un pays « théoriquement » souverain.
Dans le cas du bourbier militaire dans lequel s’est engagée l’OTAN contre la Libye, le fait est qu’on a fait avaler à l’opinion publique européenne une agression militaire contre un pays souverain qui n’a commis aucune violation de la charte des Nations Unies. C’est l’histoire du loup – le néocolonialisme – déguisé en agneau – la »guerre humanitaire. »
Au centre du problème, se trouve la notion même de droit international – adoptée par toutes les nations « civilisées » ainsi que ce qui peut définir une guerre juste. Ce n’est pourtant rien qu’un détail pour les classes dirigeantes occidentales ; il n’y a eu aucun débat à haut niveau sur les implications d’une guerre de l’OTAN justifiée par les nations Unies dont l’objectif ultime – et jamais avoué – est le changement du régime.

Le darwinisme au Tomahawk

Cette intervention tordue Afrique du nord s’avère d’autant plus malhonnête qu’il a été prouvé que la guerre en Libye a été initialement conçue par des intérêts français douteux ; que l’Arabie saoudite a délivré un cote bidon de la Ligue Arabe pour les Etats Unis parce qu’elle voulait se débarrasser de Mouammar Kadhafi tout en ayant dans le même temps les mains libres pour écraser les manifestations pour la démocratie à Bahreïn ; que la Libye représente une possibilité idéale pour le Pentagone et son AFRICOM de disposer d’une base en Afrique ; qu’un groupe suspect de rebelles a détourné une contestation légitime maintenant dominée par des transfuges du régime de Kadhafi, des djihadistes liés à al Qaïda et des exilés comme le général Khalifa Hifter, un pion de la CIA qui a vécu pendant près de 20 ans en Virginie.

Les choses ont été encore pires quand on a appris que le 19 mars, les élites de la finance de Washington, Londres et Paris avaient autorisé la Banque Centrale de Benghazi  à avoir sa propre politique monétaire – dictée par l’Occident – à la différence de la banque nationale d’Etat complètement indépendante de Tripoli ; Kadhafi voulait en finit avec le dollar comme avec l’euro pour passer au dinar or comme devise africaine commune – et beaucoup de gouvernements étaient déjà partie prenante.

La guerre en Libye a été vendue au monde avec le slogan R2P – responsabilité de protéger – un « nouveau » concept humanitaire impérialiste qui a été brandi à Washington par trois Amazones, la Secrétaire d’Etat US Hillary Clinton, l’ambassadrice des Etats Unis à l’ONU Susan Rice et la conseillère du président Samantha Power. 

Une grande partie du monde en développement – la véritable « communauté internationale », pas la fiction sur les pages des media grand public occidentaux – ne l’a vue pour ce qu’elle était : la fin de la notion de souveraineté nationale, comme dans ce « recadrage » astucieux qui jette un flou sur l’article 2, section 1 de la Charte et son principe d’égalité souveraine des Etats.
Ils ont vu que les “décideurs” de la R2P étaient exclusivement Washington et un groupuscule de capitales européennes. Ils ont vu que la Libye était frappée de bombardements  par l’OTAN – mais pas Bahreïn, le Yémen ou la Syrie. Ils ont vu que les « décideurs » ne font aucun effort d’aucune sorte pour négocier un cessez-le-feu à l’intérieur de la Libye – ignorant les plans de la Turquie et de l’Union Africaine (UA).
Et des grandes puissances comme Moscou ou Pékin n’ont bien sûr pas manqué de voir que la R2P pouvait être invoquée en cas d’agitation au Tibet et au Xinjiang – et que la prochaine étape pourrait être des troupes de l’OTAN en territoire chinois. Même chose en ce qui concerne la Tchétchénie – avec en plus le côté hypocrite des Occidentaux avec des Tchétchènes armés depuis des années par l’OTAN via des réseaux liés à al Qaïda sans le Caucase et l’Asie Centrale.
Même les pays d’Amérique du Sud n’ont pas manqué de remarquer  la possibilité de voir à long terme la R2P invoquée pour une intervention de l’OTAN au Venezuela ou en Bolivie.

C’est donc la nouvelle signification du “droit international”: Washington – via Africom ou l’OTAN – intervient de toute façon, avec ou sans résolution du Conseil de Sécurité de l’ONU, au nom de la R2P, et tout le monde garde le silence sur les dommages collatéraux, sur  le bombardement d’objectifs gouvernementaux tout en niant que l’objectif soit un changement de régime,  sur la non assistance de bateaux chargés de réfugiés perdus en Méditerranée.
C’est la même chose quand on voit que Kadhafi a droit à l’intervention militaire tandis que les al-Khalifa à Bahreïn, Saleh au Yémen et Bachar al-Assad y échappent – c’est simple ; vous n’êtes pas un dictateur malfaisant si vous êtes un de « nos » salauds – c’est-à-dire quelqu’un qui joue selon « nos » règles.  Le sort des « indépendants » comme Kadhafi, c’est d’être mis au rebut. Ca peut aider si vous avez déjà une base militaire US très importante dans votre pays – comme c’est le cas des al-Khalifas avec la Vème Flotte des Etats Unis

Si les al-Khalifas n’étaient pas des laquais des Etats Unis et s’il n’y avait pas de base militaire US, Washington n’aurait eu aucun problème pour vendre une intervention en faveur des manifestants pacifiques pour la démocratie en majorité chiites contre une ignoble tyrannie sunnite qui a besoin de la monarchie saoudienne pour mater son propre peuple.
Puis, il y a les aspects judiciaires. On imagine de juger Kadhafi. Cour martiale ou juridiction civile ? Un tribunal d’opérette – à la Saddam Hussein -  ou un lieu lui donnant tous les moyens « civilisés » pour se défendre ? Et comment poursuivre des crimes contre l’humanité, au-delà d’un doute raisonnable ? Comment utiliser des témoignages obtenus sous la torture, pardon, « interrogatoire amélioré » ? Et pendant combien de temps? des années? Combien de témoins? Des milliers?

Il est bien plus facile de régler tout ça à coup de Tomahawk – ou avec une balle dans la tête – et d’appeler ça « justice. »

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