Je vous disais dans un post précédent que l’aventurisme en Syrie n’était pas sans risque pour les équilibres internes de la Turquie.
Soner Cagaptay donne à ce sujet un point de vue plus informé que le mien. S’il relève les problèmes posés par la présence d’une communauté arabo-turque forte de 1,5 millions d’âmes, dont un tiers d’Alaouites, qui se concentrent dans les régions limitrophes de la Syrie, il insiste beaucoup sur les Alevis.
A la différence des Alaouites ; les Alevis sont de souche turque et constitueraient entre 10 et 15 % de la population turque, c’est—dire qu’ils seraient au minimum 7,5 millions, ce qui fait quand même du monde.
Or, nous explique Soner Cagaptay, les Alevis sont une communauté très attachée à l’héritage kémaliste et se méfient du parti AKP au pouvoir qui comporte, selon eux, une tendance sunnite sectaire dont ils ont eu à souffrir par le passé.
De ce fait, les Alevis seraient très réticents devant les orientations de la politique du gouvernement actuel en Syrie dont ils craignent qu’elle traduise surtout un combat sectaire ou plus simplement qu’elle encourage un tel combat en Syrie.
D’autant que les Alevis perçoivent les Alaouites comme une minorité sœur, ce que l’auteur de l’article conteste au motif qu’Alevis et Alaouites ne sont liés ni ethniquement (les premiers sont des Turcs et les deuxièmes des Arabes), ni religieusement.
Le premier argument ne fait guère sens dans la mesure où ce qui définit Alevis et Alaouites n’est pas leur ethnicité, mais bien leur appartenance confessionnelle. Le deuxième est à peine moins problématique puisque le mot « alevi » n’est pas autre chose que le mot arabe «alaoui» prononcé à la turque, le ou de l’arabe étant transformé en v comme dans le prénom Vahid [par exemple Vahid Halilhodžić] au lieu de [Abdel] Ouahid.
Et de fait, si Alevis Turcs et Alaouites Syriens n’ont pas exactement la même conception religieuse, ils s’inscrivent tous deux dans une tradition qui les apparente au chiisme et ils sont certainement plus proches les uns des autres qu’ils ne le sont du chiisme iranien par exemple.
Mais le fond du problème n’est cependant pas religieux, mais purement politique et c’est bien ainsi que le comprennent les Alevis et le principal parti d’opposition en Turquie.
Pour finir, notez la conclusion étrange du rédacteur de l’article qui pense pouvoir résoudre les contradictions internes à la Turquie en aggravant l’interventionnisme de son pays en Syrie par sa proposition d’une démarche qui signifierait tout simplement une guerre totale entre la Turquie et la Syrie !
par Soner Cagaptay, New Republic (USA) 14 avril 2012 traduit de l’arabe par Djazaïri
Si le conflit en Syrie devait évoluer en affrontements Sunnites contre Alaouites, les Alevis Turcs pourraient se retrouver en position de s’opposer activement à toute intervention organisée par leur gouvernement.
Les observateurs de la crise humanitaire qui s’aggrave en Syrie sont de plus en plus préoccupés par la perspective de voir le conflit dériver vers une lute sectaire, et à juste raison: le régime Assad jouit d’un soutien massif auprès de la minorité alaouite de Syrie, tandis que la majorité sunnite du pays est à la pointe de la rébellion contre Assad. Mais le conflit porte un autre risque. Il pourrait exciter des tensions sectaires en Turquie qui pourraient, à leur tour, compliquer toute intervention internationale contre le régime Assad.
La principale pierre d’achoppement est le groupe Alevi, une ramification syncrétique et très sécularisée de l’islam qui existe en Turquie et qui s’est souvent définie comme une minorité persécutée par la majorité sunnite du pays.
Si le conflit en Syrie devait voir les Sunnites se dresser contre les Alaouites, les Alevis Turcs pourraient bien se trouver en empathie avec la minorité alaouite de Syrie et, par extension, avec le régime Assad. Plus encore : ils pourraient s’opposer activement à toute intervention organisée par leur propre gouvernement.
Leur attitude est enracinée en partie dans l’histoire politique de la Turquie. Le Parti de la Justice et du développement (AKP) au pouvoir, s’il s’est éloigné de ses racines islamistes dures pour se rapprocher de la plupart des secteurs de la société turque, n’a néanmoins pas réussi à obtenir beaucoup de soutien auprès des Alevis qui constituent 10 à 15 % des 75 millions de citoyens Turcs. A la différence de l’AKP, les Alaouites tendent à s’aligner que la vision laïque du fondateur de la Turquie, Kemal Ataturk, et sont favorables à une stricte séparation de la religion et de la politique. Et un conflit sectaire pendant les années 1970, qui avait vu des attaques sunnites contre des communautés alevis, a laissé en héritage un sentiment de méfiance entre Alevis et Sunnites.
Les relations se sont améliorées récemment, mais si Ankara devait intervenir en Syrie contre le régime Assad, certains dans la communauté Alevi pourraient être enclins à y voir une nouvelle « attaque sunnite » contre une minorité sœur. Cette probabilité est encore renforcée par le fait que nombreux Alevis sont convaincus d’être semblables aux Alaouites, alors qu’ils n’ont pas liés ethniquement ou religieusement (les Alaouites sont des Arabes et les Alevis sont des Turcs). Il n’est pas rare de rencontrer des Alevis qui, par manque d’éducation religieuse, considèrent qu’Alaouite est simplement un autre nom pour Alevi).
Il existe déjà des signes de divergence entre la position de l’AKP sur la Syrie et la façon dont les Alevis Turcs perçoivent le conflit. Dans un entretien accordé le 9 avril au Wall Street Journal, Selahattin Ozel, président de la fédération des associations Alevis en Turquie, a déclaré, «En tant qu’Alevis Turcs, nous ne soutenons pas un régime inhumain et antidémocratique [en Syrie], mais nous ne comprenons pas pourquoi le premier ministre [Turc] est devenu soudain l’ennemi du gouvernement syrien.»
La plupart des Alevis Turcs sont favorable au Parti Populaire républicain (CHP) d’opposition, qui a critiqué la politique de l’AKP qui consiste à entrer en confrontation avec le régime Assad. Il se trouve que l’actuel leader du CHP, Kemal Kilicdaroglu, est un Alevi et que, dans sa critique à l’égard de la position sur la Syrie de ce dernier, le premier ministre Recep Tayyip Erdogan a fait des insinuations de sectarisme. « N’oubliez pas que la religion d’une certaine personne, » a déclaré Erdogan à ce sujet, « est la religion de son ami.»
Il y a par ailleurs un autre motif d’inquiétudes pour Ankara quant à un risque de débordement des tensions sectaires: plus de 500 000 Arabes Alaouites vivent en Turquie – majoritairement dans la province de Hatay dont la ville principale est Antakya [Antioche] – et près d’un million d’Arabes Sunnites vivent dans le sud de la Turquie. Si le conflit en Syrie devient plus sectaire, il pourrait avoir un écho par delà la frontière chez les Arabes de Turquie, aussi bien Sunnites qu’Alaouites.
J’ai visité récemment Antakya où la Turquie a créé des camps pour héberger les réfugiés qui fuient la répression en Syrie. Sur place, j’ai pu voir une manifestation d’Arabes Alaouites Turcs qui scandaient des slogans hostiles à l’AKP et favorables à Assad. Les commerçants Aalouites de cette ville vendent et exposent fièrement des accessoires pro-Assad. Dans le même temps, la communauté Arabe Sunnite d’Antakya s’active à organiser l’aide au soulèvement anti-Assad et acheminer en contrebande des fournitures en Syrie.
Compte tenu de tous ces éléments, il semble vraiment possible que la perspective d’une agitation sectaire dans le pays puisse lier les mains de la Turquie dans sa définition d’une politique à l’égard de la Syrie. Ceci dit, c’est un problème qu’Ankara peut encore éviter. A cet effet, il serait essentiel que la Turquie soit capable d’apaiser les inquiétudes de ceux pour qui l’approche du gouvernement en Syrie vise à servir des intérêts sectaires étroits. Pour commencer, le gouvernement devrait arrêter sa propre rhétorique qui joue sur le sectarisme, et tendre expressément la main au CHP et aux Turcs Alevis, pour les informer de la nature humanitaire de sa politique syrienne. Ankara devrait aussi envisager de se tourner vers les Alaouites Syriens pour leur signifier clairement que de hauts responsables Alaouites du régime qui feraient défection auraient la possibilité de trouver refuge en Turquie.
Il y autre chose que la Turquie peut faire. La Turquie a débattu de la mise en place d’un corridor humanitaire qui permettrait à la communauté internationale d’apporter de l’aide aux civils en Syrie. Ankara devrait plaider avec force pour ouvrir le premier corridor de la Turquie vers le cœur de la Syrie alaouite ou dans la ville multiethnique de Lattaquié. Ce qui signalerait l’intention de la Turquie de protéger tous les Syriens. Un tel corridor ne serait pas seulement un pont entre Ankara et les Alaouites, mais peut-être aussi entre les Sunnites Turcs et les Alevis. Et in pourrait permettre de réduire l’opposition interne à une intervention.
Soner Cagaptay est directeur du Turkish Research Program au Washington Institute.
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