Une lecture intéressante du positionnement de la Turquie à l'égard de la situation à sa frontière avec la Syrie où l'Etat Islamique (EI, Daesh) cherche à s'emparer de la ville de Kobané aux dépends des Kurdes syriens.
En effet, Adnan Khan dépasse la lecture commune qui privilégie soit l'angle religieux, soit l'angle ethnique pour nous donner à comprendre ce qui se joue réellement en Turquie : la reprise du bras de fer entre un gouvernement, d'inspiration islamiste, qui a a lancé le pays, avec un certain succès, dans une expansion économique de type capitaliste et une extrême gauche qui n'a pas renoncé à faire aboutir un projet socialiste par la voie révolutionnaire.
Il s'avère que cette extrême gauche comporte une forte représentation kurde sans pour autant qu'on puisse la caractériser sous l'angle ethnique ou culturel. Et cette extrême gauche se reconnaît dans le projet politique non ethnique porté par le Parti des Travailleurs du Kurdistan et le PYD qui assure la défense de Kobané.
On comprend mieux à la fois les réticences du gouvernement turc mais aussi la réaction d'hostilité d'une partie de la population turque à l'égard des régimes occidentaux, Etats Unis en tête.
Le vrai problème kurde de la Turquie
par Adnan Khan, The Globe and Mail (Canada) 22 octobre 2014 traduit de l'anglais par Djazaïri
Adnan Khan est un écrivain et photographe qui vit à Istanbul et à Islamabad
Il y a eu peu de manifestations de joie chez les Kurdes de Turquie lorsque l'aviation américaine a commencé à larguer des bombes sur l'État Islamique (EI, Daeeh) en Syrie. Leur réaction a été pour le moins surprenante: depuis des semaines, les Kurdes protestaient à Istanbul et dans le sud à majorité kurde de la Turquie contre le manque de soutien apporté à leurs compatriotes kurdes de Kobané, la ville assiégée en Syrie, juste de l'autre côté de la frontière.
Kobané était encerclée sur trois côtés, la seule voie de passage sûre pour y entrer ou en sortir étant celle vers la Turquie au nord. Mais l'armée turque a fermé la frontière. Les défenseurs de la ville, une milice kurde syrienne locale, la branche armée du Parti de l'Union Démocratique (PYD) ont sollicité une aide internationale. Quand les bombardements et les largages de matériel par les Américains ont enfin contribué à faire reculer les forces de l'Etat Islamique, les Kurdes ont probablement échappé au massacre.
L'intervention [américaine] aurait dû provoquer de la joie, mais la protestation a continué, les Kurdes s'en prenant à l'Etat Islamique et condamnant les actions de la Turquie. Encore plus significatif, les manifestants se sont déchaînés contre les Etats Unis et leurs alliés, dont le Canada, dénonçant l'impérialisme et le capitalisme occidentaux.
Les manifestants étaient en majorité des socialistes, d'une tendance virulente qui reste répandue dans la population kurde de Turquie. Leur colère ne découle pas d'un nationalisme ethnique mais d'une idéologie politique. Une révolution est en cours à Kobané, disent-ils, et tout le monde – l'Occident, l'Etat Islamique, les pays arabes, le gouvernement turc – tente de la faire échouer.
Leur version des faits est préoccupante [pour les autorités turques, NdT]. La Turquie a connu des années de violence politique après l'effondrement d'un processus de paix avec sa minorité kurde en 1993. L'es extrémistes de gauche, principalement des Kurdes favorables au Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK interdit) étaient à la lutte contre les ultranationalistes turcs et les islamistes qui se faisaient appeler le Hezbollah turc. Le gouvernement de l'époque, fortement influencé par l'armée, était soupçonné de manipuler les islamistes et les nationalistes dans sa tentative pour écraser l'insurrection dirigée par le PKK.
Ce furent des jours sombres. Des milliers de Kurdes périrent et des centaines de milliers furent déplacés après que pas moins de 3 000 villages du sud-est du pays furent rasés par l'armée pour leur soutien présumé au PKK. « C'était comme une guerre des gangs, » affirme Tolga Baysal, un cinéaste d'Istanbul qui a vécu cette époque. « Le Hezbollah enlevait et assassinait des membres présumés du PKK, le PKK faisait de même avec le Hezbollah. »
Aujourd'hui, l'histoire semble se répéter. Un autre processus de paix avec les Kurdes est sur le point de capoter. Le Hezbollah turc est de retour, revigoré par ce qu'il perçoit comme un renouveau islamique en Irak et en Syrie, ainsi que les penchants conservateurs de l'actuel gouvernement turc. Kobané a donné une nouvelle énergie à une extrême gauche turque inspirée par le Parti de l'Union Démoocratique qui a annoncé en septembre dernier qu'il allait instaurer la société socialiste parfaite à Kobané. Une fois encore, le gouvernement turc se tourne vers les ultra-nationalistes pour les contrer.
Selon le discours prédominant, la volonté kurde d'une auto-détermination sur une base culturelle et ethnique a été réveillée par les événements de Syrie. Mais c'est une simplification excessive. L'escalade du conflit a plus à voir avec l'idéologie politique – un socialisme radical en opposition avec le projet capitaliste turc en plein essor et le gouvernement enraciné dans l'islamisme politique qui le dirige.
En effet, le Parti de la Justice et du Développement (AKP) qui gouverne la Turquie a fait des avancées significatives ces dix dernières années en reconnaissant des droits culturels aux Kurdes. Beaucoup de travail reste à accomplir, mais il n'est plus illégal de se dire kurde ou de parler d'un espace nommé Kuridtan. Un nombre limité de chaînes de télévision kurdophones onr reçu l'autorisation d'émettre et d'importants projets de développement dans le sud-est ont amélioré la situation économique des Kurdes.
Mais le parti d'Union Démocratique et le PKK ont un projet beaucoup plus vaste que les militants m'avaient expliqué en 2006 quand j'avais visité leur base ses monts Qandil dans le Kurdistan irakien.
« La révolution commence avec le peuple, » m'avait-on dit. « C'est ce qui distingue notre socialisme de tout autre mouvement socialiste : l'action individuelle. Les gens doivent prendre en main leurs propres vies. Essayez d'imaginer ça : un pouvoir qui émane de la base, du peuple vers l'appareil de gouvernement d'une manière qui réduit le pouvoir de ce dernier à un rôle de coordination. C'est la vision du PKK. »
Pendant la semaine que j'avais passée avec les révolutionnaires, j'avais pu voir par moi-même ce à quoi pouvait ressembler leur utopie : une société organisée de manière rigide où tout était mis en commun, les rôles liés au genre étaient éliminés et les idéaux révolutionnaires étaient inculqués. Selon les dirigeants, ce n'était qu'un début.
« Notre mouvement est global, pas seulement limité à la région, » disaient-ils. « Mais nous nous concentrons sur le Moyen Orient comme point de départ. Nous changerons le paysage politique du Moyen Orient comme exemple pour le reste du monde. »
Maintenant, le projet révolutionnaire a trouvé son moment historique : le printemps Arabe. Dans le quartier majoritairement kurde 'Okmeydani à Istanbul, tous les signes sont présents : des graffiti qui annoncent la résurgence du pouvoir populaire, des faucilles et des marteaux grossièrement dessinés avec de la peinture rouge vif, des portraits de Che Guevara à côté de ceux de révolutionnaires kurdes. « Kobané est notre Stalingrad, » affirme un slogan répandu.
« L'Etat Islamique n'est pas seul, » m'a dit un manifestant de gauche. « L'Etat Islamique attaque une révolution... Ce n'est pas une lutte contre l'Etat Islamique. C'est une lutte contre le système et ceux qui le soutiennent, dont l'Etat turc et toute une série d'autres : le Qatar, l'Arabie Saoudite, l'Angleterre, la France, les Etats Unis. On doit s'opposer à tous ces systèmes capitalistes et impérialistes. »
Pour le gouvernement turc, ce genre de ferveur menace de casser des années d'entreprise capitaliste et de ramener la Turquie à l'effusion de sang et à la ruine économique des années 1990. Dans son calcul, l'Etat Islamique est un moindre mal. L'extrême gauche turque, qui se trouve être kurde, est la boîte de Pandore – dont le couvercle doit être maintenu fermé à tout prix.
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