C’est le deuxième texte de Tariq Ali que je vous propose. C’est un plaisir d’autant que son analyse a l’intérêt de bien resituer les événements actuels en Libye et en Syrie dans leur contexte géopolitique.
Si, en effet, un certain nombre d’observateurs en Occident ont feint d’éprouver une passion pour les révolutions arabes, cette passion ne s’est vraiment exprimée qu’une fois que ces révolutions ont pu être canalisées de façon à écarter, au moins provisoirement, la crainte que leur ont d’abord inspiré ces mouvements populaires.
Nous sommes, nous dit Tariq Ali, dans la phase 2 du « printemps arabe » : tentative d’endiguement en Tunisie et en Egypte, écrasement à Bahrein et peut-être au Yémen si le deal proposé par l’axe du bien (américano-saoudien) n’aboutit pas
Syrie et Libye connaissent des sorts un peu particuliers. En Libye, l’intervention enrobée dans des prétextes altruistes, .a comme visée de faire passer directement les ressources pétrolières et financières de ce pays sous contrôle occidental .Même si ces pays occidentaux, pour l’heure alliés dans la destruction de la Libye, s’avéreront rapidement concurrents pour le partage des dépouilles qui consistent en gisements de gaz et de pétrole. L’ardeur au combat des uns et des autres dépendant d’ailleurs du retour sur investissement que chacun escompte.
En Syrie, une intervention militaire étrangère est exclue. Tout d’abord parce que, même si elle est tout à fait « prenable », l’armée syrienne est tout de même un plus gros morceau que l’armée libyenne. Ensuite, parce que le contexte géopolitique ne s’y prête pas : le Turquie s’y opposerait sans doute activement et la voyoucratie sioniste ne pourrait sans doute pas être maintenue à l’écart de ce qui ressemblerait à un véritable séisme.
Car l’acteur sioniste doit forcément être inclus dans l’équation syrienne. Et, comme on l’a déjà dit ici, le régime sioniste se satisfait parfaitement du régime syrien dont l’activisme antisioniste ne va pas au-delà des rodomontades de principe et qui, sinon, est un adversaire prévisible. Prévisible et faible, ainsi que l’ont montré des raids de l’aviation sioniste effectués impunément en profondeur dans le territoire syrien, voire même au-dessus de Damas.
Maintenant, les Américains et les Occidentaux en général doivent se préparer à l’éventualité d’une disparition du régime baathiste en Syrie et c’est dans le cadre de cette préparation que s’inscrivent les toutes récentes annonces de sanctions par le gouvernement des Etats Unis. Ces annonces ne sont d’ailleurs qu’un infléchissement purement médiatique, le régime syrien faisant depuis des années l’objet de sanctions de la part des Etats Unis pour des raisons qui n’ont à voir qu’avec la sécurité de l’Etat sioniste, et rien d’autre.
Qui va remodeler le monde arabe: le peuple ou les Etats Unis?
La phase 1 du printemps arabe est terminée. La phase 2 – la tentative d’écraser ou de contenir d’authentiques mouvements populaires – a commencé.
Par Tariq Ali, The Guardian (UK) 29 avril 2011 traduit de l’anglais par Djazaïri
La mosaïque qui caractérise le paysage politique du monde arabe – des monarchies clientélistes, des dictatures nationalistes dégénérées et des stations service impériales qu’on appelle Etats du Golfe – a été le produit d’une intense expérience du colonialisme anglais et français. Cette période a été suivie, après la seconde guerre mondiale, par un processus complexe de transition impériale vers les Etats Unis. Le résultat en a été un nationalisme arabe radicalement anticolonialiste et l’expansionnisme sioniste dans le contexte plus large de la guerre froide.
Avec la fin de la guerre froide, Washington a pris en charge la région, d’abord par le truchement de potentats locaux puis au moyen de bases militaires et par l’occupation directe. La démocratie n’avait jamais été au programme, ce qui permettait aux Israéliens de se vanter d’être le seul rayon de lumière au cœur des ténèbres arabes. Comment tout cela a-t-il été affecté par l’intifada arabe qui a commence il y a quelques mois ?
En janvier, les rues arabes ont résonné de slogans qui ont réuni les masses toutes classes et conditions confondues : « Al-Sha'b yurid isquat al-nizam ! » - « Le peuple veut la chute du régime ! » Les images qui déferlaient de Tunis au Caire, de Sanaa à Bahreïn, sont celles de peuples arabes à nouveau debout. Le 14 janvier, alors que des foules de manifestants convergeaient vers le ministère de l’intérieur, le président Tunisien Ben Ali et sa famille s’enfuyaient en Arabie Saoudite. Le 11 février, le soulèvement national égyptien renversait la dictature d’Hosni Moubarak tandis que des rébellions de masse éclataient en Libye et au Yémen.
En Irak sous occupation, des manifestants ont protesté contre le régime de Maliki et, tout récemment, contre la présence se soldats et de bases des Etats Unis. La Jordanie a été secouée par des grèves d’ampleur nationale et une rébellion tribale. Les manifestations à Bahreïn ont évolué en appels au renversement de la monarchie, ce qui a effrayé les kleptocrates Saoudiens voisins et leurs parrains Occidentaux qui ne peuvent concevoir une Arabie Saoudite sans sultans. Au moment même où j’écris, en Syrie, l’appareil baathiste brutal et corrompu assiégé par son propre peuple lutte pour sa survie.
La détermination de ces soulèvements était double, économique – chômage de masse, hausse des prix, pénurie de produits de première nécessité – et politique : clientélisme, corruption, répression, torture. L’Egypte et l’Arabie Saoudite étaient les deux piliers essentiels de la stratégie des Etats Unis dans la région, ainsi que l’avait récemment confirmé le vice-président US Jo Biden, qui avait déclaré être plus préoccupé par l’Egypte que par la Libye. Le souci ici est Israël ; la crainte qu’un gouvernement démocratique incontrôlable [par les USA] puisse remettre en cause le traité de paix. Et Washington a, pour le moment, réussi à réorienter le processus politique vers un changement soigneusement orchestré, conduit par le ministre et le chef d’état-major de Moubarak, ce dernier étant particulièrement proche des Américains.
L’essentiel du personnel du régime est resté en place. Ses messages essentiels portent sur le besoin de stabilité et le retour au travail, de mettre un terme à la vague de grèves. De fiévreuses négociations se poursuivent en coulisses entre Washington et les Frères Musulmans. L’ancienne constitution légèrement amendée reste en vigueur et le modèle sud-américain de vastes mouvements sociaux qui produisent de nouvelles organisations politiques qui triomphent dans les élections est loin d’être reproduit dans le monde arabe, ne posant ainsi aucun défi sérieux, pour le moment, au statu quo économique.
Le mouvement de masse reste mobilisé en Tunisie et en Egypte, mais ne dispose pas d'instruments politiques qui reflètent la volonté générale. La première phase est terminée. La seconde, celle du reflux de ces mouvements, a commencé.
Les bombardements de la Libye par l’OTAN étaient une tentative de reprendre l’initiative « démocratique » après la déposition de ses dictateurs alliés en d’autres lieux. Ils ont fait empirer la situation. Le soi-disant empêchement d’un massacre a causé la mort de centaines de soldats, dont beaucoup ne combattaient que sous la contrainte, et a permis à l’horrible Mouammar Kadhafi de se faire passer pour un anti-impérialiste.
On doit dire ici que, quelle que soit l’issue finale, le peuple libyen a perdu. Soit le pays sera partitionné entre un Etat dirigé par Kadhafi et un sordide protectorat pro-occidental dirigé par des hommes d’affaires triés sur le volet, soit l’Occident éliminera Kadhafi et contrôlera l’ensemble de la Libye et ses énormes réserves de pétrole. Cet étalage d’amour pour lé démocratie ne s’étend pas aux autres pays de la région.
A Bahrein, les Etats Unis ont donné leur feu vert à une intervention saoudienne pour écraser les démocrates de ce pays, au renforcement du sectarisme religieux, à la tenue de procès secrets et à la condamnation à mort de manifestants. Bahrein est aujourd’hui un camp de prisonniers, un mélange toxique de Guantanamo et d’Arabie Saoudite.
En Syrie, l’appareil sécuritaire dirigé par la famille Assad tue à volonté, mais sans être en capacité d’écraser le mouvement démocratique. L’opposition n’est pas sous le contrôle des islamistes : c’est une vaste coalition qui comprend toutes les couches sociales en dehors de la classe capitaliste qui reste fidèle au régime.
A la différence des autres pays arabes, de nombreux intellectuels Syriens sont restés dans leur pays, subissant prison et torture, et des socialistes laïques [secular] comme Riad Turk et de nombreux autres font partie de la direction clandestine à Damas et à Alep. Personne ne veut d’une intervention occidentale. Ils ne veulent pas une réédition de l’Irak ou de la Libye. Les Israéliens et les Etats Unis préfèreraient le maintien d’Assad, comme ils le souhaitaient pour Moubarak, mais les jeux ne sont pas encore faits.
Au Yémen, le despote a tué des centaines de personnes, mais l’armée est maintenant divisée et les Américains et les Saoudiens tentent désespérément d’assembler une nouvelle coalition (comme en Egypte) – mais le mouvement populaire résiste à tout accord avec l’équipe au pouvoir.
Les Etats Unis sont confrontés à une évolution de l’environnement politique dans le monde arabe. Il est trop tôt pour prédire ce qui en résultera finalement, sauf à dire que les choses ne sont pas encore terminées.
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