vendredi 7 avril 2006

E. Todd, au sujet du CPE : « Un point de non-retour »

Les quotidiens régionaux français sont dans l'ensemble fort médiocres, à l'instar de la presse quotidienne française en général. On peut toutefois à l'occasion y trouver des articles, des interviews intéressants. C'est le cas dans l'édition du 7 avril 2006 du journal lyonnais "Le Progrès" avec cette interview d'Emmanuel Todd, ce démographe aux analyses souvent stimulantes. Ici, Emmanuel Todd donne son point de vue sur la crise sociale française, son point de vue recoupant, en plus étoffé évidemment, mon exposé sur le Contrat Première Embauche (CPE) dans le post sut les incidents de Rive-de-Gier.

L'analyse de l'historien et démographe Emmanuel Todd

- Vos premières conclusions sur la crise du CPE ?
Il commence à être clair que la France ne cédera jamais au chantage des élites sur la flexibilité nécessaire. Elle n'accepte pas le discours néolibéral sur l'adaptation, la réforme, le changement, etc. On nous explique que le peuple français est incapable de s'adapter à la modernité. La leçon de ces événements, c'est que l'idée-même de modernité est en train d'évoluer.
- C'est-à-dire ?
Jamais il n'a été aussi clair que ce sont les jeunes qui refusent l'évolution du système. En novembre dernier, les jeunes des banlieues, aujourd'hui sur le Contrat première embauche, les jeunes en université. Le vrai paradoxe français est que les classes dirigeantes sont remplies de quinquagénaires rassis nous expliquant que les jeunes ne sont pas assez modernes Moi, je suis démographe, je sais que les jeunes sont la modernité, qu'ils se trompent ou qu'ils aient raison.
- Vous faites dans le jeunisme.
Non, c'est une réalité démographique ! Les jeunes qui sont dans les rues savent se servir de leur ordinateur de façon optimale, tandis que les donneurs de leçons de modernité sont en général assez maladroits dans ce domaine On nous dit aussi que la France est le pays qui s'adapte le moins. Mais on oublie qu'elle a l'indice de fécondité le plus élevé des grands pays d'Europe. C'est un pays relativement jeune et très vivant.
- Mais ne doit-elle pas s'adapter ?
C'est le discours des classes dirigeantes, qui ont la prétention d'incarner un projet rationnel et raisonnable. Mais les gens ont appris que cela signifie flexibilité du travail, blocage des salaires en milieu ouvrier et baisse relative pour les classes moyennes, au moment où les bénéfices des entreprises du Cac 40 augmentent de 50 % Si les jeunes ne veulent pas de cette modernité, c'est peut-être parce qu'ils sont, eux, vraiment rationnels et raisonnables. D'autant que cette flexibilité pèse davantage sur eux que sur les vieux, dans la mesure où elle affecte davantage le travail que la capital. Il faut s'y faire, le discours néolibéral et libre-échangiste ne passe pas dans la population. Les libre-échangistes vont donc devoir songer à la suppression du suffrage universel, comme en Chine.
- Le rejet serait si massif ?
Quand j'avais évoqué en 1994 la « fracture sociale », expression forgée par Marcel Gauchet, on était encore dans une proportion de moitié-moitié : 50 % de la population, les milieux populaires et ouvriers, étaient en révolte contre le système, mais les classes moyennes, 30 ou 40 % de la population, restaient sous l'emprise des classes supérieures. Avec le « non » tonitruant du référendum au projet de Constitution européenne, et la révolte des étudiants, nous assistons à une sorte de décrochage des classes moyennes, signe que nous avons atteint un point de non-retour.
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Propos recueillis par Francis Brochet

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