La diplomatie de la Turquie de Recep Tayypip Erdogan a des ambitions d’une toute autre dimension que celle qu’avaient initiée ses prédécesseurs. Tournés vers l’Europe, ces derniers semblaient aussi considérer que plus leur pays tournait le dos à son passé, plus il se rapprochait d’une adhésion à l’Union Européenne.
Une démarche qui s’est avérée chimérique car si le régime turc cherchait à faire table rase du passé, certains dirigeants Européens ne se gênaient pas pour le lui rappeler.
D’autant que ce passé est aussi un présent qui est le fait que l’écrasante majorité des citoyens Turcs est de confession musulmane et que cette dimension prend de plus en plus de place, non seulement d’un point de vue culturel mais aussi économique et donc stratégique.
Les péripéties de l’admission de la Turquie dans l’Union Européenne avec une porte tantôt entrebâillée tantôt refermée avaient masqué aux yeux de certains l’ouverture des portes au Moyen Orient et en Afrique du Nord, une partie de l’ancien territoire impérial des Osmanlis pour faire court.
C’est cette nouvelle réalité qui a amené le premier ministre Turc à se rendre en Tunisie et en Egypte, deux pays où les régimes ont succombé à la pression populaire et où des partis « islamistes » ont le vent en poupe, ce qui, suppose-t-on pourrait être favorable à un renforcement de l’influence d’une Turquie gouvernée par l’AKP.
Les choses ne sont cependant pas si simples, si on en croît l’article que je vous propose. Car si Erdogan a emmené avec lui sa mallette pédagogique sur la laïcité, son message n’a pas été compris par les Frères Musulmans en Egypte.
Et les raisons de cette incompréhension sont multiples. La première raison est historique, c’est-à-dire que la « laïcité » a été imposé en Turquie par un Mustapha Kemal auréolé d’un immense prestige pour avoir sauvé et en même temps fondé une nation dont l’effondrement complet était imminent. Ce qui lui a quand même facilité les choses.
Ensuite, comme le remarque le porte parole de la confrérie égyptienne, les choses ne se sont pas déroulés sans quelques heurts, et si la Turquie actuelle, comme d’autres pays de type démocratiques parlementaristes, se donne des airs du cycliste qui reste toujours bien peigné malgré des kilomètres parcourus sous la tempête, un premier ministre a quand même été arrêté, jugé et exécuté en 1960.
Parce que, aujourd’hui encore, l’armée se veut garante du respect des principes kémalistes, et gare à qui s’en éloigne un peu trop selon elle.
Et puis la laïcité turque ne correspond que vaguement à ce qu’on entend communément par laïcité. Car si le religieux n’a pas le droit de s’immiscer dans le politique, le politique contrôle complètement le religieux avec des personnels largement fonctionnarisés.
Or la laïcité implique d’abord et surtout la neutralité de l’Etat en matière religieuse. Ce point fondamental n’est pas satisfait en Turquie et ne l’est déjà plus en France avec les fameuses lois sur la laïcité qui sont en fait des entorses évidentes à ce principe.
C’est donc cette laïcité assez étrange que M. Erdogan est allé promouvoir dans certains pays arabes. Et il n’est donc pas étonnant que, comme l’observe Cumali Önal, les Frères Musulmans n’aient pas compris le message du premier ministre Turc sur la laïcité.
Dans l'analyse qu'elle fait du message du premier ministre Turc, non seulement la confrérie égyptienne se montre bien informée des réalités turques, mais se garde de confondre, comme c’est souvent le cas dans les pays arabes, aussi bien chez ses partisans que chez ses détracteurs, laïcité et athéisme.
En fait, le chemin vers la laïcité est rien moins qu’évident et la France fait figure d’exception dans le monde. Si c’est la France qui a donné à la laïcité le sens qu’on lui connaît, il ne faut pas oublier que cette élaboration a été l’aboutissement d’une longue et tumultueuse histoire commencée le 14 juillet 1789 pour être parachevée avec les lois de séparation des églises et de l’Etat.
Et c’est le rôle antirépublicain, non pas de la religion catholique en tant que telle mais de l’église en tant qu’institution qui était visé. L’évolution laïque en France est avant tout un phénomène anticatholique et anticlérical et non antireligieux et elle correspond à un processus historique déterminé.
Ailleurs, dans bien des cas la laïcité est ignorée, comme au Royaume Uni, au Danemark ou même en Belgique où elle n’est qu’un courant de pensée parmi d’autres. Ce qui ne signifie pas que ces pays vivent sous l’emprise quotidienne du religieux ou que la liberté religieuse n’y soit pas effective. Ce sont des sociétés sécularisées où le religieux n’est plus au centre de la vie politique même s’il peut rester au centre de la vie des individus.
La langue anglaise n’a pas de mot équivalent au mot français laïcité qui est traduit en anglais par secularism, sans pourtant que ces termes soient réellement équivalents.
De même, le mot arabe « ilmania » serait l’équivalent du mot laïcité. Compte tenu de la racine de ce mot, c’est fort douteux et il est semble-t-il plutôt synonyme du mot anglais « secularism » Une difficulté que pose le mot secularism, notamment dans la traduction, est que le français n’a pas de substantif équivalent permettant de traduire adéquatement des situations de sociétés sécularisées : le mot sécularisme sonne comme une étrangeté, la sécularisation renvoie à un processus comme le mot laîcisation (qui apparemment n’existe pas dans le dictionnaire), l’adjectif séculier correspond en partie à laïc ou laïque : le clergé séculier, s’il a une fonction sacerdotale bien repérée, vit dans le monde par opposition aux ermites ou aux moines. Quant aux laïcs, ces derniers vivent la foi chrétienne dans le « siècle », c’est-à-dire dans la vie de tous les jours, au travail, dans leur quartier, leur paroisse bien entendu. Cette notion de laïc va de pair avec l’ordination des prêtres et est inconnue des églises chrétiennes dépourvues de clergé.
Si la laïcité à la turque me semble une gageure dans les pays arabes, sauf à être imposée d’une poigne de fer par l’armée, rien ne s’oppose à un processus de sécularisation qui est en fait largement amorcé dans certains pays.
La demande de certains pour que soit supprimée la référence à l’Islam comme religion d’Etat dans la Constitution n’a fait cependant qu’ajouter un motif de crispation inutile. Une telle référence, si elle est incompatible avec la laïcité, est par contre compatible avec un processus de sécularisation. Et là où les choses se passent pacifiquement comme c’est le cas en ce moment en Tunisie, l'évolution pourrait se faire plus vite que l’on ne pense.
En Egypte aussi, les malentendus à ce sujet doivent être levés car il en va quand même du destin de ce pays qui comporte une importante minorité chrétienne autochtone dont la liberté de culte et la sécurité doivent être assurés au même titre que pour les autres composantes de la population.
par Cumali önal, Zaman (Turquie) 6 novembre 2011 traduit de l’anglais par Djazaïri
L’accent mis par le premier ministre Recep Tayyip Erdogan sur l’impératif de la sécularisation pendant sa visite en Egypte mi-septembre n’a pas eu l’impact attend sur les frères musulmans, le plus important mouvement politique de ce pays.
De hauts responsables de ce mouvement soutiennent, faisant référence au type de sécularisation en vigueur en Turquie qui a beaucoup attiré l’attention sur lui ces dernières années, qu’il ne peut pas être appliqué dans un pays religieux comme l’Egypte.
S’exprimant dans l’édition dominicale de Zaman la semaine dernière, le porte parole du mouvement, Mahmoud Ghazlan, a déclaré que la différence la plus évidente entre l’Egypte et la Turquie est que le sécularisme turc est impose par les militaires, tandis que l’Egypte, ainsi qu’il est dit dans l’article 2 de sa constitution est un Etat musulman.
Ghazlan, qui observe qu’il y a beaucoup d’exemples de répression en Turquie au nom de la laïcité, a aussi souligné les nombreux coups de force qui ont été organisés par rapport à cette question et que l’ancien premier ministre Adnan Menderes avait été exécuté en 1960.
Insistant sur le fait que l’interdiction du foulard et la légitimation de l’adultère [en fait sa dépénalisation] n’étaient pas acceptables par la confrérie, Ghazlan a relevé que l’Egypte est le siège de l’université al-Azhar, un des hauts leiux de la défense de l’Islam et du Coran.
Observant que la religion et l’Etat ne peuvent pas être complètement séparés et évoquant le scandale Susurluk révélé le 3 novembre 1966, après un accident de la circulation qui impliquait une voiture dans laquelle se trouvaient le sous-directeur de la police d’Istanbul, un député Kurde et un leader nationaliste Turc, Ghazlan a soutenu que l’Etat et une mafia pourraient facilement s’interpénétrer dans un pays où la religion est exclue. Selon Ghazlan, une Egypte laïque encouragerait et promouvrait la corruption dans des nombreux domaines allant de l’ économie à la politique..
Il a souligné que la confrérie a un respect entier pour Erdogan en raison de ses efforts pour la levée du blocus de Gaza et sa passe d’armes à Davos [avec Shimon Peres]. Les Frères Musulmans sont cependant fermement opposés à un schéma qui exclut l’Islam du gouvernement.
La laïcité est un des principaux thèmes de discussion à la veille des prochaines élections en Egypte, un pays qui est encore dans une situation difficile. Beaucoup de questions occupent l’agenda, comme les préoccupations sécuritaires, les difficultés économiques, les grèves et l’éventualité d’un coup de force par l’armée.
Cependant, et pour ne pas perdre de temps comme la Turquie, l’Egypte devrait tenir compte des messages transmis par Erdogan sur la laïcité. Son message visait à mettre l’accent sur la paix civile. Dit autrement, une laïcité authentique est une assurance et une garantie pour la paix civile.
Même si elle n’est pas parfait, la Turquie développe une approche et une compréhension de la véritable laïcité. Elle bénéficie aussi d’améliorations et d’expériences dans de nombreux domaines. Pour que l’Egypte passe à travers ce processus sans heurts, elle aura besoin de paix civile et de cohésion.
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Les Egyptiens sont des gens religieux, mais ils sont aussi un des peuples les plus paisibles du monde. Ils ne veulent pas le conflit. En dépit d’énormes insuffisances dans le domaine de la sécurité, le pays n’a pas basculé dans des affrontements majeurs. C’est surtout grâce à cette caractéristique singulière de leur société.
Il est cependant probable également que des gens poussent à un conflit entre Musulmans et Chrétiens en Egypte pour servir leurs desseins politiques.
On voit ce danger dans la bipolarisation et les allégeances politiques. La politique du pays est façonnée par les Frères Musulmans.
Plusieurs partis ont fondé le Bloc Egyptien pour s’assurer que le parti de la liberté et du développement (HKP), parrainé par les Frères Musulmans ne parviendra pas au pouvoir. De nombreux partis ont néanmoins laissé le HKP et ses alliés aller seul aux élections.
Il est indubitable que les partis soutenus par les libéraux, la gauche, les communistes et les Chrétiens ont peu de chances d’être élus. Mais toute erreur même minime des Frères Musulmans qui pourrait alimenter le soupçon et la peur risquerait de provoquer le chaos même si la confrérie accède au pouvoir. Tous leurs messages et leurs actions doivent être très clairs.
Ce qui devrait se traduire par un sentiment de soulagement cez les Chréteiens et dans les cercles libéraux. Les Chrétiens demandent à la confrérie de clarifier son message et de montrer ses véritables intentions. Les libéraux, d’un autre côté, soutiennent que si l’HKP gagne les élections, les femmes seront obligées de porter le tchador, c’en sera fini de l’économie de marché, les activités touristiques seront gelées et le système bancaire comme le pays seront poussés dans une transition vers un autre style de dictature.
En bref, pour que le pays parvienne à une situation meilleure, les Frères musulmans, en tant que meilleure chance pour le pays d’aller vers un gouvernement démocratique; doivent proposer des réponses plausible ) ces allégations et à ces doutes. Ce qui pourrait être accompli grâce à une véritable laïcité, aussi déplaisant que cela puisse paraître. Dit autrement, le pays serait dirigé par un gouvernement qui resterait à égale distance de tous et serait proche de toutes les composantes du pays en même temps.
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