mercredi 13 mars 2013

Afghanistan, Irak, Libye, Syrie: responsabilité de protéger ou droit de semer la mort et la désolation

Vijay Prashad nous parle des prétendues guerres humanitaires que livre ou entend livrer l'Occident.

Son article traite essentiellement de la Libye, exemple type d'une guerre meurtrière au prétexte de protéger une population qui avait déjà, affirmait la propagande, subi de lourdes pertes au moment où la décision d'intervenir avait été prise.

Mais il est clair que ce qu'écrit Vishay Prashad est parfaitement valable pour la situation actuelle en Syrie.

Par Vijay Prashad, The Hindu (Inde) 12 mars 2013 traduit de l’anglais par Djazaïri 

Les Etats-Unis utilisent souvent des chiffres de victimes civiles exagérés pour plaider en faveur d'une intervention militaire dans les régions déchirées par des conflits

Depuis les années 1990, l'Occident a justifié ses interventions militaires par des motivations généreuses - pour destituer des dirigeants néfastes qui oppriment leur peuple ou qui ont commencé à pratiquer des politiques qui semblent génocidaire. Porté par l'intervention en Yougoslavie et mortifié par les massacres au Rwanda, l'Occident a incité en 2005 les Nations Unies à adopter une politique connue sous le nom de Responsabilité de Protéger (R2P). Si l'ONU établit qu’un génocide est imminent, elle a l’obligation de demander à ses Etats membres d’agir pour protéger les civils contre un tel danger. Les actions prévues comportent notamment "des démarches diplomatiques, humanitaires appropriées et d’autres moyens pacifiques" qui sont conformes avec  les chapitres VI et VIII de la Charte des Nations Unies. Si ces mesures ne suffisent pas, l'ONU est enjointe d'agir sur la base du Chapitre VII, à savoir d'utiliser la force militaire. La R2P  a consacré la doctrine de l'intervention militaire altruiste [liberal] dans les principes de l'ONU. 

Il ya un an, l'ambassadeur Indien à l'ONU, Hardeep Singh Puri, a fait une critique vigoureuse de la doctrine de la  R2P. L’ambassadeur Puri a souligné que l'ONU utilise la doctrine R2P de manière «sélective», et que quand l'ONU choisit d’intervenir dans un conflit, la phase armée est immédiate plutôt que «calibrée et progressive». La sélectivité est en fonction de ceux qui continuent à exercer leur pouvoir à travers les organes de l'ONU - c'est-à-dire que c’est l'Occident qui établit l'ordre du jour pour l'utilisation de la doctrine R2P.

L’ambassadeur Puri avait la Libye en tête à l’époque où il avait formulé ces observations. Le conflit en Libye a commencé en Février 2011. En une semaine, Ibrahim Dabbashi, le représentant adjoint de la Libye à l'ONU, avait fait défection pour rallier la rébellion et il était devant les caméras de télévision e 21 Février 2011.

“Nous nous attendons à un véritable génocide à Tripoli.” Deux jours plus tard, la télévision satellitaire Al-Arabiya, propriété de membres de la famille royale saoudienne, commençais à diffuser des informations selon lesquelles 50 000 personnes avaient été blessées et 10 000 tuées – toutes en l’espace d’une semaine, le régime Kadhafi assumant la part du lion dans la responsabilité des massacres.

La source de ces informations était Sayed al-Shanuka, le représentant de la Libye à la Cour Pénale Internationale, qui avait fait défection en faveur de la rébellion. Le britannique David Cameron et le Français Nicolas Sarkozy avaient commencé à appeler à une «zone d’exclusion aérienne» et à une certaine forme d'intervention militaire. La question de la R2P avait déjà été soulevée. Le président américain Barack Obama avait suivi, la Ligue arabe (sous la pression saoudienne) s’était alignée, l'ONU avait voté pour uneintervention et les bombardiers français et les missiles de croisière américains avaient frappé. Quelques mois plus tard, le cadavre de Kadhafi était exposé dans les rues de Syrte.

Le problème est que, même en Février 2011, Human Rights Watch n'était pas été en mesure de confirmer plus que quelques centaines de morts. Néanmoins, le secrétaire général de l’ONU Ban Ki-Moon, avait commencé à parler d’«informations de la presse" sur l’utilisation d’hélicoptères par les autorités libyennes pour tuer un grand nombre de civils.

Le Secrétaire Américain à la Défense Robert Gates, et le président du commandement interarmes Mike Mullen avaient également parlé d’"informations de la presse", mais quand il s avaient été mis en demeure de corroborer les informations des chaînes  satellitaires en s’appuyant sur tout l'arsenal des services de renseignement américains, ils avaient déclaré: «. Nous n'avons aucune confirmation" Une telle hésitation n’avait pas dissuadé les représentants qui siègent autour de la table en fer à cheval à New York de lever la main pour  voter oui à la résolution 1973, qui a permis à l'OTAN d'intervenir militairement en Libye.

 Tout le poids de la justification de la Résolution 1973 de l’ONU reposait sur ​​l'allégation de "lourdes pertes civiles". On a aujourd’hui des informations provenant du ministère libyen des affaires des martyrs et des personnes disparues affaires selon lesquelles le nombre total des rebelles et des civils tués au cours du conflit de 2011 s’élève à 4,700 auxquels s’ajoutent 2.100 personnes disparues. Ce nombre ne comprend pas les morts parmi les troupes de Kadhafi (et probablement pas les victimes dans les bastions de Kadhafi, comme Syrte). Miftah Duwadi, N°2 de ce ministère, a déclaré au Libyan Herald du 7 Janvier que ce n'est pas encore un "chiffre exact", mais que c'est ce qu'ils ont pour le moment. Il est probable que les chiffres définitifs ne seront pas bien loin des chiffres provisoires. 

Ces données de l'actuel gouvernement libyen contredisent en tout point les reportages d'Al-Arabiya et, bien sûr, les informations du Conseil National de Transition, qui avait affirmé constamment que des dizaines de milliers de civils avaient été tués par le régime de Kadhafi dès le premier mois de l'insurrection. Il semble maintenant que tel n’était pas le cas, et en effet, les chiffres n’ont rein à voir avec ceux d’un génocide. C’est un avertissement pour ceux qui acceptent sans mot dire ce qui leur vient de médias, qui ont des intérêts particuliers quant à l'issue des conflits. Il soulève également la question de savoir comment l'ONU arrive à certains de ses chiffres. 

Le Conseil des Droits de l’Homme de l’ONU avait aussi fait des affirmations sur des crimes contre l’humanité en février et en mars 2011. Il s’avère maintenant que la société privée qu’il avait engagée pour collecter, mais pas pour évaluer, les chiffres des victimes, est Benetech qui est financée en partie par le Département US de la Défense. Non seulement Benetech ne procède pas à une évaluation critique des chiffres qu’elle claironne, mais ses propres intérêts ne sont peut-être pas aussi scientifiques qu’elle le prétend.

 L'ONU a refusé d'ordonner une évaluation de l'intervention de l'OTAN sur la base d’informations sur les  victimes civiles de ses bombardements (comme je l'avais indiqué dans "Quand le Protecteur se mue en Tueur», The Hindu , 11 Juin, 2012). Rien n’indique que l’ONU envisage une évaluation de la manière dont sa doctrine R2P a été subornée pour créer une résolution de l'ONU afin de justifier l'intervention de l'OTAN, particulièrement à la lumière des récentes données chiffrées libyennes. 

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Vijay Prashad
Vijay Prashad est professeur d'université à Hartford dans le Connecticut (USA). En 2013-2014, il occupera la chaire Edward Saïd à l'Université Américaine de Beyrouth. Il est l’auteur entre autres d’Arab Spring, Libyan Winter (New Delhi: LeftWord, 2012)

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