Dans l'article que je vous propose,
Vijay Prashad essaye de situer les développements de la situation en
Syrie dans leur contexte régional en insistant sur le rôle de
l'Arabie Saoudite.
Selon lui, les milices se l'Etat
Islamique d'Irak et du Levant (EIIL) sont désormais en position
absolument dominante dans les rangs de l'opposition armée au régime
syrien.
Si la situation militaire est pour
l'instant relativement figée entre l'opposition armée d'une part et
les forces gouvernementales d'autre part, cela ne signifie pas que
les choses ne peuvent pas bouger.
Cette impasse ne saurait en effet durer
éternellement et deux chemins semblent possibles pour en sortir,
chacun d'entre eux ayant des implications différentes.
Le premier chemin est celui de la
négociation sous les auspices de l'ONU entre les autorités en place
et le(s) opposition(s). C'est le chemin que semble commander la sagesse
même si on sait qu'il faudra du temps avant qu'une telle négociation
aboutisse, en admettant cependant qu'elle commence puisque si le
gouvernement syrien souffle le chaud et le froid sur cette question,
l'opposition regroupée dans la Coalition au nom à rallonge (qu'on
appellera CNS par commodité) se fait tirer l'oreille et fixe un
préalable inacceptable pour les autorités de Damas, à savoir la
démission du président Bachar al-Assad.
Le deuxième chemin est celui de
l'aggravation de la guerre par son extension à l'Irak et au Liban.
C'est ce chemin qu'a choisi l'EIIL
en accord semble-t-il avec l'Arabie Saoudite (ou à son instigation. Et l'EIIL a déjà
entrepris de concrétiser cette option stratégique par des actions
militaires visant à s'assurer le contrôle de la route Bagdad –
Beyrouth, ce qui lui permettrait de faire circuler dans de bonnes
conditions armes et combattants dans les deux sens.
Les choix de l'EIIL ont parfaitement
été compris par
l'armée syrienne qui entend au contraire s'assurer le contrôle
complet de la frontière avec le Liban tandis que l'armée irakienne
a pour l'instant mis en échec la tentative de l'EIIL de prendre le
contrôle du segment irakien de la route Bagdad – Beyrouth.
L'inclusion de l'Irak dans la guerre
livrée par l'EIIL est déjà chose faite tandis que celle du Liban
devrait bientôt commencer, les signes avant coureurs en étant les
affrontements
à Tripoli
et dans les villages libanais frontaliers avec la Syrie.
Le corridor d'al Qaïda à travers la Syrie
par Vijay Prashad, The Hidu (Inde) 25
octobre 2013 traduit de l'anglais par Djazaïri
Ce n'est plus l'Armée Syrienne Libre,
mais l'Etat islamique d'Irak et du Levant (EIIL) qui constitue une menace sérieuse pour le régime d'Assad
Mardi soir, des kamikazes et des hommes
armés ont attaqué des points de contrôle irakiens le long de la
route N°11, qui relie Bagdad à la Syrie via Ramadi. Ils ont
déclenché des explosions au poste de contrôle de Routba ainsi
qu'à d'autres checkpoints un peu à l'ouest de Ramadi. Trente-sept
personnes ont été tuées dans ces attaques, en majorité des
membres des services de sécurité. La route N°11 est la route du
sud de l'Irak vers la Syrie. L'autre route qui relie Bagdad à la
Syrie est l'autoroute N°12, qui passe au nord de Ramadi dans les
villes de Anan et Rawah, le long de l'Euphrate et dans la ville
syrienne de Raqqa. La semaine dernière, des combattants de l'Etat
Islamique d'Irak et du Levant (EIIL) ont attaqué les villes de Anan
et Rawah, détruisant un pont et essayant de détruire des pylônes
électriques. L'armée irakienne a pu contrer l'attaque de l'EIIL sur
Rawa, et a ainsi déjoué la tentative de l'EIIL de s'emparer des
villes qui lui auraient permis de contrôler l'autoroute N°12. Le
vice-Premier ministre Saleh Iraq al-Mutlaq a déclaré que l'attaque
de la semaine dernière était une «tentative désespérée
d'al-Qaïda [EIIL] pour s'implanter en Irak." Il semble probable
que l'EIIL a décidé d'essayer de prendre le contrôle de
l'autoroute N°11 après que son attaque sur la route N°12 a été
repoussée.
La route qui relie l'Irak au Liban via Raqqa est partiellement sous contrôle de l'EIIL |
Le mois dernier, l'EIIL a obtenu des
succès remarquables. Son opération, baptisée Elimination de
l'Impureté, a expulsé ou absorbé les unités de l'Armée Syrienne
Libre tout au long du flanc nord de la Syrie. La ville d'Azaz à la
frontière syro-turque est aux mains de l'EIIl depuis un mois. A
partir d'avril, l'EIIL a commencé à attirer à lui toutes les
factiosn salafistes plus petites, dont le Jabhat al Nosra (non sans
heurts) et des éléments d'Ahrar el Cham (dont le chef Abou Obeida
al-Binnishi avait été tué par l'EIIL en septembre). Un nouveau
rapport de l'International Crisis Group daté du 17 octobre observe
que l'EIIL est désormais «l'organisation la plus puissante dans le
nord et l'est de la Syrie et profitait de son contrôle sur les
champs pétroliers.» L'analyste Aymenn Jawad al-Tamimi affirme que
l'EIIL ne peut être délogé de ses places fortes dans le nord et
l'est de la Syrie par aucune coalition de l'ASL et de ses alliés. De
fait, dans les derniers mois, l'EIIL a gravement affaibli le
potentiel militaire de l'ASL, après avoir tué en juillet Kamal
Hamami, un de ses plus importants chefs de bataillons, et avoir
attiré à lui nombre de ses combattants locaux. L'Armée Syrienne
Libre ne représente plus une véritable menace pour le gouvernement
syrien.
Une situation déplorable
La principale voix séculière du
soulèvement en Syrie, Yassin al Haj Saleh, qui vivait dans la
clandestinité dans son pays pendant la guerre civile, s'est enfui à
l'étranger le 12 octobre. Dans sa lettre ouverte, «Adieu à la
Syrie, pour un certain temps», M. Saleh écrit que sa ville
d'origine, Raqqa, est passée sous le contrôle des «spectres qui
hantaient notre enfance, les ogres.» La situation à Raqqa, écrit
M. Saleh, est déplorable. C'était dur de voir «des étrangers
l'opprimer et tenir en main le destin de sa population, confisquant
les biens publics, détruisant une statue d'Haroun al-Rachid ou
profanant une église, arrêtant des gens qui disparaissent ensuite
dans leurs prisons.
Le départ de Syrie de M. Saleh indique
que les choses ont empiré par rapport à l'été dernier quand le
chercheur Yasser Munif s'était rendu dans le nord du pays et avait
constaté qu'à Raqqa, «les gens sont de plus en plus critiques à
l'égard de l'EIIL et d'al-Nosra.» Il semble que cet espace laissé
à la critique interne de l'EIIL est manitenant plus restreint. Les
affiches qui promeuvent les vues de l'EIIL abondent à Raqqa,
laissant entendre une mise en sourdine des rivalités entre les
diverses factions islamistes. Comme l'observe el-Tamimi, dans les
manifestations publiques les bannières de l'EIIL et du jabhatal Nosra flottaient côte à côte.
En juillet 2013, l'EIIL avait organisé
une évasion massive à la prison irakienne d'Abou Ghraib, libérant
500 détenus. L'EIIL avait eu recours à des voitures piégées, des
kamikazes et des miliciens pour cette opération. L'EIIl avait
ensuite dirigé ces combattants vers la frontière irako-syrienne
dans le but d'essayer de prendre le contrôle des points de passage
frontaliers dans le cadre de leur projet d'établir un corridor pour
relier Ramadi en Irak à Tripoli dans le nord Liban (un affrontement
dans cette ville a causé la mort d'un garçon de13 ans le 23
octobre). Les attaques de la nuit du 22 octobre s'inscrivaient dans
ce scénario.
L'EIIL et sa forme de radicalisme sont
un produit du financement de la rébellion par le Qatar et l'Arabie
Saoudite. L'argent des Arabes du Golfe ainsi que des combattants
étrangers et un groupe de combattants Syriens motivés ont donné
l'avantage à l'EIIL. Dans le même temps, tandis que l'argent du
Qatar et de l'Arabie saoudite a permis à leur client de dominer les
autres rebelles sur le champ de bataille, l'influence de ces deux
monarchies a empêché l'unification des rangs et le développement
d'un agenda par les dirigeants de la rébellion. En trois ans, la
Coalition Nationale des Forces Syriennes Révolutionnaires et
d'Opposition (CNS) a été incapable de formuler un programme clair
pour la Syrie. Cette absence [de programme] n'est pas dû à un
manque d'imagination, mais à la subordination du CNS aux rivalités
mesquines entre ses bienfaiteurs Arabes du Golfe. Le CNS s'était mis
lui même dans l'impasse quand il avait en fin de compte laissé
faire une révolution de palais pour écarter Mo’az al-Khatib de
son poste [de leader du CNS]. Après d'intenses luttes intestines, le
CNS avait finalement désigné Ahmad Saleh Touma en qualité de
premier ministre. Ghassan Hitto avait démissionné car on le voyait
comme trop proche du Qatar dont l'étoile commençait à pâlir. Le
président actuel est Ahmad Jarba, qui a des liens étroits avec la
monarchie saoudienne. Vers la fin septembre, les islamistes ont
rejeté le CNS. Abdul Qader Saleh, le chef de la Brigade Tawhid
[unicité de Dieu] d'Alep, a fait savoir qu'ils [les islamistes]
envisageaient de former une alliance islamique (al-tahaluf
al-islami). Le chercheur Aron Lund considère que les islamistes ne
sont pas allés au delà d'une simple proposition. La marque des
rivalités entre Arabes du Golfe traverse profondément la coalition.
L'agenda saoudien
Malgré les gains
obtenus par l'EIIL
dans le nord de la Syrie, l'agenda de l'Arabie Saoudite pour la
Syrie est bloqué. En l'absence d'intervention militaire étrangère,
l'EIIL sera incapable de renverser le régime en place à Damas. -
c'est une des raisons pour lesquelles l'EIIL a décidé de s'emparer
des postes frontaliers (avec l'Irak, la Turquie et le Liban). Une
confrontation dangereuse va probablement avoir lieu dans la région de la
Ghouta occidentale près de Damas, mais elle ne débouchera sur
aucun gain stratégique significatif pour quiconque. Ce sera un bain
de sang sans résultat substantiel, comme une bonne partie de ce qui
se passe maintenant dans cette guerre. Incapable d'avancer dans le
centre du pays, l'EIIL revendique les marges de la Syrie. L'Arabie
Saoudite s'attendait à ce que les Etats Unis bombardent la Syrie en
septembre, ce qui aurait affaibli le pouvoir d'Assad et permis à ses
clients de prendre le pouvoir (l'Arabie Saoudite est aussi déçue
par l'acceptation par les Etats Unis de l'ouverture iranienne pour
des discussions). La route de Damas semblant fermée, l'EIIL s'est
adonné avec plus de force à la violence nihiliste dans les régions
qu'il contrôle – pas vraiment le résultat espéré par l'Arabie
Saoudite. C'est la raison pour laquelle le Prince Bandar bin Sultan,
qui assure la liaison avec les rebelles, a parlé de réévaluer la
relation de l'Arabie Saoudite avec les USA, et c'est aussi la raison
qui a conduit l'Arabie Saoudite à refuser d'occuper le siège
qu'elle venait tout juste d'obtenir au Conseil de Sécurité de
l'ONU. L'Arabie Saoudite avait soutenu les Talibans dans les années
1990 avec l'idée que ce mouvement modérerait son idéologie avec le
temps. Il n'en fut rien. Il semble que la monarchie veuille faire
encore le même pari, en dépit d'un précédent défavorable.
Le type de violence qui a éclaté la
nuit du 22 octobre est devenue chose courante en Irak, avec plusieurs
milliers de morts cette année (presque 500 rien que pour ce mois).
La guerre en Syrie, bloquée dans une impasse douloureuse, s'est
déplacée vers l'Irak, un pays déjà affligé par la guerre et la
dévastation dans son histoire récente. Ici, les «visages qui se
durcissent sous un masque de tristesse» comme l'écrit le poète
Syrien Adonis, regardent les civilisations s'effondrer pour de
vulgaires desseins géopolitiques. L'ombre d'al Qaïda s'installe sur
l'Irak et la Syrie, durcissant encore plus les traits des Syriens et
des Irakiens ordinaires. Le moment du lancement d'une offensive
générale de l'EIIL au Liban se rapproche nécessairement ainsi que
le donnent à penser les affrontements à Tripoli et dans les villes
frontalières. Les discussions pour un cessez-le-feu et les
négociations à Genève sont fort éloignées dans la désolation
qui est venue envelopper les routes qui relient Beyrouth à Bagdad,
un trajet qui aurait pu être fait assez tranquillement il y a un
siècle mais qui connaît aujourd'hui la tourmente des fusils et de
la frustration.
(Vijay Prashad est titulaire de la
chaire Edward Saïd à l'Université Américaine de Beyrouth, Liban)
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