samedi 26 octobre 2013

La Syrie et la stratégie saoudienne d'embrasement régional

Dans l'article que je vous propose, Vijay Prashad essaye de situer les développements de la situation en Syrie dans leur contexte régional en insistant sur le rôle de l'Arabie Saoudite.
Selon lui, les milices se l'Etat Islamique d'Irak et du Levant (EIIL) sont désormais en position absolument dominante dans les rangs de l'opposition armée au régime syrien.

Si la situation militaire est pour l'instant relativement figée entre l'opposition armée d'une part et les forces gouvernementales d'autre part, cela ne signifie pas que les choses ne peuvent pas bouger.
Cette impasse ne saurait en effet durer éternellement et deux chemins semblent possibles pour en sortir, chacun d'entre eux ayant des implications différentes.

Le premier chemin est celui de la négociation sous les auspices de l'ONU entre les autorités en place et le(s) opposition(s). C'est le chemin que semble commander la sagesse même si on sait qu'il faudra du temps avant qu'une telle négociation aboutisse, en admettant cependant qu'elle commence puisque si le gouvernement syrien souffle le chaud et le froid sur cette question, l'opposition regroupée dans la Coalition au nom à rallonge (qu'on appellera CNS par commodité) se fait tirer l'oreille et fixe un préalable inacceptable pour les autorités de Damas, à savoir la démission du président Bachar al-Assad.

Le deuxième chemin est celui de l'aggravation de la guerre par son extension à l'Irak et au Liban.
C'est ce chemin qu'a choisi l'EIIL en accord semble-t-il avec l'Arabie Saoudite (ou à son instigation. Et l'EIIL a déjà entrepris de concrétiser cette option stratégique par des actions militaires visant à s'assurer le contrôle de la route Bagdad – Beyrouth, ce qui lui permettrait de faire circuler dans de bonnes conditions armes et combattants dans les deux sens. 
 
Les choix de l'EIIL ont parfaitement été compris par l'armée syrienne qui entend au contraire s'assurer le contrôle complet de la frontière avec le Liban tandis que l'armée irakienne a pour l'instant mis en échec la tentative de l'EIIL de prendre le contrôle du segment irakien de la route Bagdad – Beyrouth.

L'inclusion de l'Irak dans la guerre livrée par l'EIIL est déjà chose faite tandis que celle du Liban devrait bientôt commencer, les signes avant coureurs en étant les affrontements à Tripoli et dans les villages libanais frontaliers avec la Syrie.

Le corridor d'al Qaïda à travers la Syrie

par Vijay Prashad, The Hidu (Inde) 25 octobre 2013 traduit de l'anglais par Djazaïri

Ce n'est plus l'Armée Syrienne Libre, mais l'Etat islamique d'Irak et du Levant (EIIL) qui constitue une menace sérieuse pour le régime d'Assad

Mardi soir, des kamikazes et des hommes armés ont attaqué des points de contrôle irakiens le long de la route N°11, qui relie Bagdad à la Syrie via Ramadi. Ils ont déclenché des explosions au poste de contrôle de Routba ainsi qu'à d'autres checkpoints un peu à l'ouest de Ramadi. Trente-sept personnes ont été tuées dans ces attaques, en majorité des membres des services de sécurité. La route N°11 est la route du sud de l'Irak vers la Syrie. L'autre route qui relie Bagdad à la Syrie est l'autoroute N°12, qui passe au nord de Ramadi dans les villes de Anan et Rawah, le long de l'Euphrate et dans la ville syrienne de Raqqa. La semaine dernière, des combattants de l'Etat Islamique d'Irak et du Levant (EIIL) ont attaqué les villes de Anan et Rawah, détruisant un pont et essayant de détruire des pylônes électriques. L'armée irakienne a pu contrer l'attaque de l'EIIL sur Rawa, et a ainsi déjoué la tentative de l'EIIL de s'emparer des villes qui lui auraient permis de contrôler l'autoroute N°12. Le vice-Premier ministre Saleh Iraq al-Mutlaq a déclaré que l'attaque de la semaine dernière était une «tentative désespérée d'al-Qaïda [EIIL] pour s'implanter en Irak." Il semble probable que l'EIIL a décidé d'essayer de prendre le contrôle de l'autoroute N°11 après que son attaque sur la route N°12 a été repoussée.


La route qui relie l'Irak au Liban via Raqqa est partiellement sous contrôle de l'EIIL

 

Le mois dernier, l'EIIL a obtenu des succès remarquables. Son opération, baptisée Elimination de l'Impureté, a expulsé ou absorbé les unités de l'Armée Syrienne Libre tout au long du flanc nord de la Syrie. La ville d'Azaz à la frontière syro-turque est aux mains de l'EIIl depuis un mois. A partir d'avril, l'EIIL a commencé à attirer à lui toutes les factiosn salafistes plus petites, dont le Jabhat al Nosra (non sans heurts) et des éléments d'Ahrar el Cham (dont le chef Abou Obeida al-Binnishi avait été tué par l'EIIL en septembre). Un nouveau rapport de l'International Crisis Group daté du 17 octobre observe que l'EIIL est désormais «l'organisation la plus puissante dans le nord et l'est de la Syrie et profitait de son contrôle sur les champs pétroliers.» L'analyste Aymenn Jawad al-Tamimi affirme que l'EIIL ne peut être délogé de ses places fortes dans le nord et l'est de la Syrie par aucune coalition de l'ASL et de ses alliés. De fait, dans les derniers mois, l'EIIL a gravement affaibli le potentiel militaire de l'ASL, après avoir tué en juillet Kamal Hamami, un de ses plus importants chefs de bataillons, et avoir attiré à lui nombre de ses combattants locaux. L'Armée Syrienne Libre ne représente plus une véritable menace pour le gouvernement syrien.

Une situation déplorable

La principale voix séculière du soulèvement en Syrie, Yassin al Haj Saleh, qui vivait dans la clandestinité dans son pays pendant la guerre civile, s'est enfui à l'étranger le 12 octobre. Dans sa lettre ouverte, «Adieu à la Syrie, pour un certain temps», M. Saleh écrit que sa ville d'origine, Raqqa, est passée sous le contrôle des «spectres qui hantaient notre enfance, les ogres.» La situation à Raqqa, écrit M. Saleh, est déplorable. C'était dur de voir «des étrangers l'opprimer et tenir en main le destin de sa population, confisquant les biens publics, détruisant une statue d'Haroun al-Rachid ou profanant une église, arrêtant des gens qui disparaissent ensuite dans leurs prisons. 

Le départ de Syrie de M. Saleh indique que les choses ont empiré par rapport à l'été dernier quand le chercheur Yasser Munif s'était rendu dans le nord du pays et avait constaté qu'à Raqqa, «les gens sont de plus en plus critiques à l'égard de l'EIIL et d'al-Nosra.» Il semble que cet espace laissé à la critique interne de l'EIIL est manitenant plus restreint. Les affiches qui promeuvent les vues de l'EIIL abondent à Raqqa, laissant entendre une mise en sourdine des rivalités entre les diverses factions islamistes. Comme l'observe el-Tamimi, dans les manifestations publiques les bannières de l'EIIL et du jabhatal Nosra flottaient côte à côte.

En juillet 2013, l'EIIL avait organisé une évasion massive à la prison irakienne d'Abou Ghraib, libérant 500 détenus. L'EIIL avait eu recours à des voitures piégées, des kamikazes et des miliciens pour cette opération. L'EIIl avait ensuite dirigé ces combattants vers la frontière irako-syrienne dans le but d'essayer de prendre le contrôle des points de passage frontaliers dans le cadre de leur projet d'établir un corridor pour relier Ramadi en Irak à Tripoli dans le nord Liban (un affrontement dans cette ville a causé la mort d'un garçon de13 ans le 23 octobre). Les attaques de la nuit du 22 octobre s'inscrivaient dans ce scénario.

L'EIIL et sa forme de radicalisme sont un produit du financement de la rébellion par le Qatar et l'Arabie Saoudite. L'argent des Arabes du Golfe ainsi que des combattants étrangers et un groupe de combattants Syriens motivés ont donné l'avantage à l'EIIL. Dans le même temps, tandis que l'argent du Qatar et de l'Arabie saoudite a permis à leur client de dominer les autres rebelles sur le champ de bataille, l'influence de ces deux monarchies a empêché l'unification des rangs et le développement d'un agenda par les dirigeants de la rébellion. En trois ans, la Coalition Nationale des Forces Syriennes Révolutionnaires et d'Opposition (CNS) a été incapable de formuler un programme clair pour la Syrie. Cette absence [de programme] n'est pas dû à un manque d'imagination, mais à la subordination du CNS aux rivalités mesquines entre ses bienfaiteurs Arabes du Golfe. Le CNS s'était mis lui même dans l'impasse quand il avait en fin de compte laissé faire une révolution de palais pour écarter Mo’az al-Khatib de son poste [de leader du CNS]. Après d'intenses luttes intestines, le CNS avait finalement désigné Ahmad Saleh Touma en qualité de premier ministre. Ghassan Hitto avait démissionné car on le voyait comme trop proche du Qatar dont l'étoile commençait à pâlir. Le président actuel est Ahmad Jarba, qui a des liens étroits avec la monarchie saoudienne. Vers la fin septembre, les islamistes ont rejeté le CNS. Abdul Qader Saleh, le chef de la Brigade Tawhid [unicité de Dieu] d'Alep, a fait savoir qu'ils [les islamistes] envisageaient de former une alliance islamique (al-tahaluf al-islami). Le chercheur Aron Lund considère que les islamistes ne sont pas allés au delà d'une simple proposition. La marque des rivalités entre Arabes du Golfe traverse profondément la coalition.

L'agenda saoudien

Malgré les gains obtenus par l'EIIL dans le nord de la Syrie, l'agenda de l'Arabie Saoudite pour la Syrie est bloqué. En l'absence d'intervention militaire étrangère, l'EIIL sera incapable de renverser le régime en place à Damas. - c'est une des raisons pour lesquelles l'EIIL a décidé de s'emparer des postes frontaliers (avec l'Irak, la Turquie et le Liban). Une confrontation dangereuse va probablement avoir lieu dans la région de la Ghouta occidentale près de Damas, mais elle ne débouchera sur aucun gain stratégique significatif pour quiconque. Ce sera un bain de sang sans résultat substantiel, comme une bonne partie de ce qui se passe maintenant dans cette guerre. Incapable d'avancer dans le centre du pays, l'EIIL revendique les marges de la Syrie. L'Arabie Saoudite s'attendait à ce que les Etats Unis bombardent la Syrie en septembre, ce qui aurait affaibli le pouvoir d'Assad et permis à ses clients de prendre le pouvoir (l'Arabie Saoudite est aussi déçue par l'acceptation par les Etats Unis de l'ouverture iranienne pour des discussions). La route de Damas semblant fermée, l'EIIL s'est adonné avec plus de force à la violence nihiliste dans les régions qu'il contrôle – pas vraiment le résultat espéré par l'Arabie Saoudite. C'est la raison pour laquelle le Prince Bandar bin Sultan, qui assure la liaison avec les rebelles, a parlé de réévaluer la relation de l'Arabie Saoudite avec les USA, et c'est aussi la raison qui a conduit l'Arabie Saoudite à refuser d'occuper le siège qu'elle venait tout juste d'obtenir au Conseil de Sécurité de l'ONU. L'Arabie Saoudite avait soutenu les Talibans dans les années 1990 avec l'idée que ce mouvement modérerait son idéologie avec le temps. Il n'en fut rien. Il semble que la monarchie veuille faire encore le même pari, en dépit d'un précédent défavorable. 

Le type de violence qui a éclaté la nuit du 22 octobre est devenue chose courante en Irak, avec plusieurs milliers de morts cette année (presque 500 rien que pour ce mois). La guerre en Syrie, bloquée dans une impasse douloureuse, s'est déplacée vers l'Irak, un pays déjà affligé par la guerre et la dévastation dans son histoire récente. Ici, les «visages qui se durcissent sous un masque de tristesse» comme l'écrit le poète Syrien Adonis, regardent les civilisations s'effondrer pour de vulgaires desseins géopolitiques. L'ombre d'al Qaïda s'installe sur l'Irak et la Syrie, durcissant encore plus les traits des Syriens et des Irakiens ordinaires. Le moment du lancement d'une offensive générale de l'EIIL au Liban se rapproche nécessairement ainsi que le donnent à penser les affrontements à Tripoli et dans les villes frontalières. Les discussions pour un cessez-le-feu et les négociations à Genève sont fort éloignées dans la désolation qui est venue envelopper les routes qui relient Beyrouth à Bagdad, un trajet qui aurait pu être fait assez tranquillement il y a un siècle mais qui connaît aujourd'hui la tourmente des fusils et de la frustration.

(Vijay Prashad est titulaire de la chaire Edward Saïd à l'Université Américaine de Beyrouth, Liban)

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