samedi 25 août 2012

Soli Özel dissèque la politique syrienne du gouvernement turc


C’est toujours intéressant de chercher à comprendre la politique turque dans la région où ce pays est ancré. En effet, après avoir suscité beaucoup d’espoirs et d’attentes, la Turquie dirigée par le parti AKP de M. Recep Teyyip Erdogan a énormément déçu en finissant par retourner dans le giron de l’OTAN.
Curieusement, le tournant des prises de position turques a été l’intervention en Libye où, après quelques hésitations, Istanbul avait rejoint les faiseurs de démocratie Occidentaux et jordano-qataris.
Une participation somme toute discrète à une opération couronnée de succès comme l’on sait.
Ce qui a sans doute encouragé le gouvernement turc a adopter la position qu’on lui connaît sur le dossier Syrie après avoir été adéquatement stimulé par Alain Juppé et David Cameron.

Mais la Syrie n’est pas la Libye. Il y a tout d’abord le fait que la Syrie a une longue frontière commune avec la Turquie et que comme cette dernière elle comporte des minorités ethniques ou religieuses dont plusieurs sont présentes en nombre dans les deux pays : Alaouites, Kurdes, Arabes Sunnites (ces derniers formant avec les Alaouites la minorité arabe de Turquie). La Turquie comporte en outre une importante minorité alevie (à ne pas confondre avec les Alaouites de Syrie) qui a clairement fait part de son inquiétude..
Tout ça pour dire qu’un ébranlement majeur en Syrie ne saurait être sans conséquences sur la Turquie, surtout avec la mentalité sectaire d’une bonne partie de ceux qui ont pris les armes contre le gouvernement syrien.

Ensuite, la Syrie bénéficie de soutiens de poids qui ne se sont jamais démentis, ceux de l’Iran, de la Russie et de la Chine tandis que d’autres pays tentent de se débarrasser du carcan mortifère que constitue le groupe dit des «Amis de la Syrie.»
Et puis l’armée syrienne, c’est sans doute autre chose que l’armée libyenne qui, si elle a prouvé sa capacité à réduire les rebelles, n’a rien pu faire devant l’aviation de l’OTAN. L’équipement de l'armé syrienne est sans doute en bonne parie obsolète, avec ses nombreux MIG 23 et même MIG 21, mais il est probable qu’elle ferait payer le prix fort au pays même coalisés qui agresseraient la Syrie. 
Vaincre ces pays, c’est une autre affaire…

La gestion du dossier syrien génère en Turquie un débat qui risque de prendre encore plus d’ampleur avec le retour au premier plan de la question kurde en lien avec les développements sur la scène syrienne.

L’universitaire Turc Soli Özel nous explique l’importance de certains enjeux pour son pays.
Tout en critiquant sévèrement la démarche moralisatrice adoptée par son gouvernement, il nous dit benoîtement ignorer les principes qui fondent les prises de position et les actes de son pays devant la crise syrienne.
Et il les ignore parce que son gouvernement ne veut pas communiquer à ce sujet préférant se retrancher derrière des arguments moralisateurs bien commodes pour faire taire les curieux et les sceptiques.

Soli Özel
Mais, dirai-je, la Turquie n’a pas le monopole de ce genre d’attitude puisque nous voyons qu’en France, quelqu’un de très mal placé pour donner des leçons, nous a expliqué que Bachar al-Assad n’avait plus sa place sur cette terre !

Des fous sanguinaires en costume cravate, je vous dis.

ISTANBUL- Hürriyet (Turquie) 25 août 2012

Le gouvernement turc a été incapable d’expliquer à l’opinion quel est l’intérêt national de notre pays dans sa politique syrienne, ce qui l’a amené à justifier ses actions de manière insuffisante sur la base de la moralité, selon le chercheur Soli Özel. L’argument moral ne peut être qu’un aspect d’une politique étrangère mais pas l’essence de cette dernière,’ dit-il.

La Turquie a perdu le précieux avantage qui consistait à rester au-dessus de la mêlée des divisions sectaires e la région moyen-orientale, affirme l’universitaire Soli özel, qui observe que la Turquie s’est désormais immiscée dans une lutte s ans merci le long de lignes sectaires, c’est là que sa politique étrangère basée sur des ‘principes moraux’ a été mise en défaut.

La politique étrangère, ce n’est pas la morale, affirme Özel à propos des déclarations du gouvernement selon lesquelles il agit moralement, répondant ainsi aux détracteurs de sa politique syrienne.
«Reprocher à ses détracteurs d’être amoraux est immoral,» a déclaré Özel à Hürriyet au cours d’un récent entretien.

Les leaders d’opinion et les journalistes semblent polarisés par rapport à la politique du gouvernement sur la Syrie : une partie lui apporte son soutien inconditionnel, tandis que l’autre la critique avec vigueur. Où vous situez vous dans ce débat ?

Je refuse de m’exprimer dans les termes définis par le gouvernement dont la politique est à mon avis tortueuse. Avant que ce gouvernement découvre que le président Syrien Bachar al-Assad était un homme malfaisant, il y avait suffisamment de gens dans ce pays qui avaient fait connaître leurs points de vue, disant ne souffrir les relations avec la Syrie que sur la base de la Realpolitik mais qu’ils avaient mal au cœur parce que c’était un régime répréhensible.

Donc, ceux qui critiquent ceux qui critiquent la politique du gouvernement en insinuant qu’ils soutiennent al-Assad ne disent pas la vérité, et en essayant de tout enfermer dans un discours moralisateur, ils se comportent eux-mêmes de manière immorale.

Bachar doit partir, et il partira. La question n’est pas de savoir si vous soutenez ou pas al-Assad, mais de savoir si vous gérez correctement votre politique en fonction du contexte régional et mondial actuel de sorte à atteindre cet objectif dans trop de dégâts – pas seulement pour le peuple syrien mais aussi pour vos intérêts nationaux ? Sur ce point, je ne suis pas tout à fait convaincu que le gouvernement ait poursuivi la bonne politique.

Pouvez-vous développer ? Qu’est-ce qui vous fait dire ça ?

Nous sommes en ce moment la base pour une guerre secrète contre le gouvernement d’un pays voisin. Le fait que le gouvernement de ce pays est illégitime ne change pas le fait que nous sommes ce que le Honduras était au Nicaragua dans les années 1980. Le régime irakien était illégitime, mais nous n’avions pas permis l’installation de bases opérationnelles sur notre territoire pour organiser des attaques contre ce gouvernement. En fait nous nous enorgueillissons de ne pas avoir collaboré avec les Etats Unis pour leur guerre contre un autre régime illégitime.

Le soutien ouvert et flagrant à une guerre secrète contre le régime syrien place la Turquie dans le camp des puissances sunnites, même si le gouvernement proteste du caractère œcuménique de sa politique. Le fait que le gouvernement est incapable de convaincre – pas seulement sa population mais qui que ce soit dans le monde – que sa politique est œcuménique est quelque chose qui doit nous parler.

Il y a un transfert massif d’armes vers les rebelles en Syrie via la Turquie. Je ne remets pas en cause la légitimité de la résistance au régime syrien. Je m’interroge sur les moyens, en matériel et en discours, qui sont mobilisés pour soutenir cette opposition.

Le résultat net de la politique turque est que nous avons maintenant des relations inamicales avec l’Iran, qui est influent en Irak, pays avec lequel nous n’avons pratiquement plus de relations maintenant. Nous ne sommes pas en phase avec la Russie non plus.
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C’est un fait que le principe du zéro-problème nous donne dans les circonstances actuelles l’image d’un pays qui a des problèmes avec tous ses voisins à l’est et au sud. Je ne vais pas m’étendre sur ce point.

Je ne crois pas que c’était la faute de la Turquie, ou la faute du principe [du zéro problème].C’est le résultat d’une incapacité à ajuster la politique de la Turquie à un environnement tumultueux dans lequel l’histoire s’accélère. Notre ministre des affaires étrangères comprend sans doute très bien l’importance historique de cette transformation, mais il ne parvient pas à ajuster la politique turque d’une manière qui permettrait de réduire les dangers qui découleront des évènements en cours. C’est le problème.

Quand on nous demande si nous devrions continuer à serrer la main d’un dictateur sanguinaire, j’aimerais rappeler à tout le monde que le dictateur sanguinaire était déjà un dictateur sanguinaire avant, aussi – il avait juste tué moins de gens à l’époque que depuis mars 2011. Il faut une zone grise qui se situerait entre avoir des dîners en privé avec un dictateur sanguinaire et couper toutes les relations avec son régime. La Turquie est devenue un acteur moins influent qu’elle aurait pu l’être autrement.

Dans sa réponse aux critiques, le ministre des affaires étrangères Ahmet Davutoğlu dit que la Turquie n’aurait pas pu se présenter devant les rues arabes si elle n’avais pas fait le choix de se ranger au côté du peuple.

Quelles rues arabes ? Quel peuple ? Les Chrétiens, les Syriaques, les Nusaïris et les Sunnites laïques sont-ils nécessairement des admirateurs de la politique turque ? Toutes les informations dont je disposé donnent à penser que la population d’Alep est très mécontente de la présence de l’Armée Syrienne Libre (ASL). Mais l’ASL trouve des armes qui lui sont fournies par le Qatar et l’Arabie Saoudite et qui transitent par les frontières turques.

Le fait que la Turquie est maintenant vue comme une puissance inamicale par les Chiites dans la région est un échec de la part de la diplomatie turque. Gardez en mémoire qu’un citoyen Turc est retenu par une tribu chiite au Liban qui dit qu’elel le tuera pour punir la Turquie si elle n’obtient pas ce qu’elle veut [la libération de membres de cette tribu prisonniers des « rebelles » en Syrie]. Est-ce là l’image que nous voulons donner au reste du monde ?
La Turquie n’affirmait-elle pas que sa politique étrangère réussissait parce qu’elle se tenait à équidistance de tous ? Quand vous regardez en ce moment, nous ne sommes capables de parler avec aucun de nos voisins.

Mais vous avez dit vous-même que les circonstances ont changé et que ce n’était pas forcément la faute de la Turquie.

Lorsque, pour une raison ou  votre principe ne peut plus être appliqué, vous devez concevoir votre politique de sorte à ce que quand vous cherchez tout seul à obtenir l’éviction de Bachar vous puissiez garder des relations normales avec les autres voisins ; ce que nous avons échoué à faire. Il est évident qu’ils [les dirigeants Turcs] avaient surestimé leur influence que le régime syrien, ce qui devrait nous amener  à interroger la sagesse des politiques qui ont été menées ces huit dernières années. Puis ils ont pris une position très forte contre le régime, soutenant une guerre secrète à partir du territoire turc, particulièrement les zones frontalières où les opinions sont très partagées sur ce qu’il est bon ou mauvais [de faire].

Mais le gouvernement a demandé à ses détracteurs, «Qu’aurions-nous du faire ? Rester assis et regarder Bachar tuer son propre peuple ?

La politique étrangère, ce n’est pas la morale. En faire maintenant une affaire de morale et reprocher à ses détracteurs d’être amoraux est en soi immoral. Je pense que Bachar doit partir et il partira, mais à quel prix ? A quel prix pour la population syrienne ? On peut aussi dire, si vous êtes si moral, pourquoi n’intervenez-vous pas militairement vous-même au lieu d’attendre que la communauté internationale vous en donne la permission ? Même dans ce cas, vous ne seriez pas disposé à la faire seul.
Les autorités turques ont régulièrement affirmé que leurs alliés leur avaient apporté leur soutien pour une action [éventuelle], mais quand les choses se gâtent, il n’y a plus personne. Ce qui nous donne à comprendre où se situe le mauvais calcul effectué par nos dirigeants.

A un moment, les Turcs ont cru qu’il y aurait une intervention militaire occidentale.  Mais n’importe qui ayant examiné l’expérience libyenne pouvait comprendre qu’il n’y avait aucune possibilité pour qui que ce soit d’intervenir en Syrie. Prétendre que nous avons été induits en erreur ne donne pas une bonne image de la diplomatie turque en termes de capacité d’anticipation.

Quand vous commencez à fournir des armes aux rebelles et que vous faites ça pour les meilleurs raisons morales, vous créez une situation par laquelle vous prolongez le conflit.
Si l’opposition n’avait pas été armée, Bachar aurait continué à tuer. De quelles autres options disposait le gouvernement qui a critiqué ses détracteurs pour ne pas s’être rangés du côté de la morale ?

Comme le gouvernement ne pouvait pas expliquer réellement à l’opinion quel était l’intérêt national dans tout ça, il s’est constamment appuyé sur l’argument moral. L’argument moral ne peut être qu’un aspect de la politique étrangère mais pas son fondement. La Syrie est très importante parce que l’agitation dans ce pays affectera la stabilité en Turquie même, ne serait-ce qu’en vertu de l’incroyable instabilité qu’elle va générer – et qu’elle a déjà commencé à générer – dans la région. Le problème interne à la Syrie de la rébellion contre un dictateur s’est transformé en lutte à couteaux tirés entre des puissances régionales et des puissances extérieures, et cet affrontement se fait le long de lignes sectaires.

La Turquie se retrouve maintenant plongée dans une compétition géopolitique qui est définie en termes sectaires. L’avantage qu’avait la Turquie avant le déclenchement de la crise syrienne était que la Turquie n’était pas partie prenante des divisions sectaires dans la région. Nous avons maintenant le résultat d’un an et demi de cette politique, et ce résultat ne me frappe pas comme étant une brillante réussite. Quant à l’action différente qui aurait pu être menée, j’aimerais bien que mon gouvernement me dise exactement comment il définit nos intérêts nationaux – pas en termes moralisateurs – et pourquoi il a accusé tous ceux qui soutenaient Bachar de le faire pour des raisons sectaires, important ainsi dans notre pays les divisions sectaires de la Syrie, puis de l’Irak et du Liban.

Qu’est-ce qui motive le gouvernement ?

Les Sunnites vont arriver au pouvoir ; parmi les Sunnites, les Frères Musulmans seront la force prédominante. Avec la Tunisie et l’Egypte, il y aura des gouvernements de la même famille politique tout autour de nous à l’exception de l’Irak. Je sais qu’ils protestent quand on leur reproche leurs politiques sectaires, mais c’est ainsi que leurs politiques sont lues ailleurs dans le monde.
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Une politique étrangère ne peut pas reposer sur des motivations idéologiques ou sectaires ; si c’est le cas, vous commettrez certainement des erreurs.

Quelles seront les conséquences de la crise syrienne sur la question kurde ?

Elle enhardit le PKK (le Parti des Travailleurs du Kurdisan, illégal). En termes historique, ce qui se passe est le démantèlement d’un ordre régional qui a été créé sur les décombres de l’Empire Ottoman, principalement par la Grande Bretagne et la France.

Cet ordre était fondé sur la suprématie incontestée des Arabes Sunnites. Ce que nous voyons, c’est l’effondrement de cet ordre et la création d’un ordre nouveau. En termes historiques, l’arrangement (franco-anglais) de 1918 – 1922 n’avait pas reconnu à la très importante population kurde son droit à l’autodétermination. Cette fois-ci, il semble que les Kurdes vont être les gagnants du nouvel ordre en train de se former. Il y a environ 30 millions de Kurdes répartis sur quatre pays ; dans une période de renouveau du nationalisme partout, ceci est une conséquence politique de la dissolution du nouvel ordre régional.

Le meilleur atout du gouvernement consistait à porter sur la situation le regard qui s’imposait ; c’est-à-dire un regard en termes historiques. Le gouvernement n’a pas accordé crédit aux théories du complot. L’ironie veut que si vous regardez les choses d’un point de vue historique, le fait que les Kurdes ont désormais voix au chapitre sur leur destin fait aussi partie du processus historique. Il montre aussi à quel point la Turquie, gouvernement inclus, a commis une erreur en ne réglant pas son propre problème kurde et en marginalisant complètement le PKK. Même si la question kurde est résolue, le PKK pourrait continuer ses actes de violence qui sont ce dont il se nourrit.

Comme nous avons nos propres lignes de faille ethniques et sectaires à prendre en considération, ce gouvernement aurait dû être plus prudent – tant dans sondiscours que dans sa politique.

Qui est Soli Özel?

Soli Özel est éditorialiste pour le quotidien Habertürk, où il est aussi rédacteur en chef de la rubrique politique étrangère.

Il fait partie actuellement de l’équipe professorale de l’université Kadir Has à istanbul.

Il a un diplôme de master spécialisé sur le Moyen Orient obtenu à la John Hopkins University’s School of Advanced International Studies. Il a publié de nombreux articles dans des journaux étrangers et dans des revues universitaires. Il a récemment co-écrit : ”Turkey: Model, order-setter or trade partner,” publié par l’Istituto Affairi Internazionali et le German Marshall Fund.

Son article “Turkey in the face of Eurosclerosis” pour le German Marshall Fund sera publié le mois prochain

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